Catherine Lefebvre vient de publier la deuxième édition de son livre Sucre – Vérités et conséquences. La nutritionniste et chroniqueuse y aborde non seulement l’histoire du sucre et les effets de sa surconsommation sur la santé, mais aussi son impact peu connu sur l’environnement. Catherine Lefebvre évoque également ses voyages à la Barbade et au Brésil, qui l’ont menée au plus près des cueilleurs de canne à sucre. Entrevue avec une nutritionniste humaniste qui dénonce avec rigueur les dérives du système alimentaire, dont le sucre est une composante majeure.
100°. Pourquoi publier une deuxième édition de votre livre, alors que la première datait de seulement trois ans ?
Catherine Lefebvre. Parce que, depuis 2016, plusieurs gouvernements ont franchi des pas majeurs en adoptant des politiques et des recommandations alimentaires qui reposent sur une reconnaissance claire des effets néfastes de la surconsommation de sucre, de boissons sucrées et d’aliments ultra-transformés sur la santé. C’est tout un progrès, car bien des acteurs de santé publique s’étaient montrés jusque-là plutôt timides à ce sujet.
Le sucre semble en effet être devenu l’ennemi public numéro 1 !
Le voir ainsi est trop simpliste. Je préfère présenter une vision d’ensemble. Le sucre n’explique pas tous les maux de la terre, mais il fait partie de ce qui ne tourne pas rond dans le système alimentaire actuel. Comme dans le cas de l’huile de palme, la culture du sucre a des effets néfastes sur l’environnement. Comme les aliments ultra-transformés, dans lesquels il est très souvent présent, sa surconsommation est en partie liée à l’épidémie d’obésité. Bref, le sucre n’est pas tout seul au banc des accusés !
Sans devenir fous et tenter d’éliminer toute parcelle de sucre ajouté de notre alimentation, nous devons comprendre que la modération ne suffit plus. C’est le temps de mettre le frein à main !
Quels sont les changements survenus depuis 2016 ?
Le plus récent changement est canadien, puisque le nouveau Guide alimentaire fait de l’eau la boisson de premier choix et ne présente plus les jus de fruits comme l’équivalent des fruits. Il recommande clairement de limiter la consommation d’aliments à teneur élevée en sodium, en sucres et en gras saturés et de cuisiner plus souvent, ce qui est la meilleure façon d’éviter de dépendre des aliments ultra-transformés. On sent bien que cette nouvelle version du guide est restée à l’abri des puissants lobbies alimentaires et c’est une très bonne chose !
Par ailleurs, en France, le système d’étiquetage Nutri-Score, mis en place sur une base volontaire en 2017, permet aux consommateurs d’avoir en un coup d’œil, une idée de la qualité nutritionnelle globale des produits alimentaires qu’ils achètent, en fonction de la teneur en nutriments à favoriser et à éviter (énergie, gras saturés, sucres, sel). Au Royaume-Uni, un étiquetage volontaire basé sur les couleurs d’un feu de circulation est également en place.
L’attitude de l’autorité de santé publique européenne a également évolué au sujet des effets de la surconsommation de sucre sur la santé. Ainsi, en 2017, le Danemark, la Finlande, l’Islande, la Norvège et la Suède ont confié à l’European Food Safety Authority (EFSA) le mandat de déterminer un apport maximal tolérable en sucres ajoutés.
L'Organisation mondiale de la Santé n'a-telle pas déjà fixé une recommandation à ce sujet ?
Tout à fait ! Dès 2003, l’OMS recommandait de limiter l’apport en sucres libres à moins de 10 % des calories quotidiennes, afin de réduire la prévalence des maladies cardiovasculaires, des cancers, du diabète et de l’obésité. Plusieurs organismes comme la Fondation Cœur + AVC se sont rangés derrière cet avis.
L’American Heart Association est même plus sévère en conseillant de limiter la proportion des sucres ajoutés à 5 % des calories totales. Toutefois, tout comme celle du guide alimentaire américain, cette recommandation ne concerne que les sucres ajoutés, contrairement à celle de l’OMS, qui inclut les sucres libres.
Pourquoi la recommandation de l’OMS vise-t-elle les sucres libres ?
Les sucres libres sont problématiques, car ils sont absorbés très rapidement par notre organisme, contrairement aux sucres naturellement présents dans les fruits et les légumes entiers, dont le métabolisme est ralenti par les fibres qu’ils contiennent.
Le sucre ajouté par le fabricant, le cuisinier ou le consommateur, qu’il soit blanc, brun, brut ou biologique est un sucre libre, tout comme les sucres naturellement présents dans le miel, les sirops (érable, agave, maïs, etc.) et les jus de fruits.
Il n’y a pas de doute, Santé Canada doit se montrer inflexible pour que ses lois et règlements puissent être adoptés sans que l’industrie ose l’influencer dans ses décisions.
Bien des produits transformés contiennent également de grandes quantités de sucres libres sous forme de concentrés de jus de fruits ou de purée de fruits, car l’industrie alimentaire ne manque aucune occasion de camoufler le sucre, mais en 2021 au Canada, ils devront obligatoirement regrouper tous ces sucres dans la liste d’ingrédients.
En 2015, l’OMS a même renforcé sa recommandation initiale, en suggérant de réduire l’apport en sucres libres à 5 % des calories quotidiennes.
Vous abordez également la production de sucre sous un angle environnemental et social… et le bilan n’est pas brillant !
En effet. La canne à sucre est une monoculture qui a envahi la quasi-totalité des terres arables des pays où la colonisation a sévi, entraînant une perte majeure de biodiversité. Encore aujourd’hui la culture du maïs, du soya et de la canne à sucre menace la forêt amazonienne au Brésil.
Le bilan social n’est pas reluisant non plus. L’histoire du sucre est indissociable de celle de l’esclavage, mais bien après son abolition, les grands producteurs de sucre ont continué d’exploiter les travailleurs partout dans le monde, y compris aux États-Unis.
Le maïs dont on tire le sirop de glucose-fructose présent dans les boissons sucrées et les produits ultra-transformés est très majoritairement une plante génétiquement modifiée.
La culture du sucre repose donc en grande partie sur la cheapisation de la main-d’œuvre et de la nature. Pour le moment, nous sommes très peu conscients des impacts négatifs de cette production. Nous achetons du café équitable, mais le sucre reste encore un produit anonyme que nous consommons pourtant quotidiennement. C’est paradoxal dans un contexte où nous valorisons de plus en plus les paniers bio et les marchés publics qui permettent un contact direct avec ceux qui produisent notre nourriture.
Starbucks est le plus grand acheteur de café équitable au monde, même si l’entreprise en soi n’est pas tout à fait équitable. Mais pour le moment, le marché du sucre équitable reste très marginal.
Dans votre livre, vous pointez du doigt l’industrie agroalimentaire, qui se dédouane de ses dérives, sans pour autant aller dans la bonne direction.
Là encore, l’industrie sait très bien comment surfer sur la vague environnementale : Coca-Cola affirme faire partie de la solution en travaillant sur un emballage plus durable et sur « un monde sans déchets ». McDonald’s vante les mérites de sa certification « bœuf durable » et propose des produits véganes et sans gluten qui sont si courus.
Mais beaucoup des nouveaux produits mis en marché par ces grandes compagnies sont ultra-transformés. Une pizza sans gluten à base de chou-fleur qui contient toutes sortes d’additifs pour que sa pâte ressemble à celle d’une pizza ordinaire n’est pas une option réellement intéressante ! Un yogourt végétal à base de lait de coco assorti d’une longue liste d’ingrédients et fait à partir d’une plante qui ne pousse pas ici, n’est pas la meilleure façon d’encourager une alimentation durable.
En fait, tous ces aliments ultra-transformés ne sont pas des aliments, ce sont des produits. Cette tendance m’inquiète, parce que les consommateurs veulent des aliments sans sel, sans sucre, sans protéines animales, sans gluten, mais ferment trop souvent les yeux sur la liste d’ingrédients. Cette « ingénierie alimentaire » est une tendance lourde, mais elle est aux antipodes d’une alimentation saine et durable, qui consiste entre autres à délaisser les produits ultra-transformés.
Êtes-vous quand même optimiste au sujet de l’avenir de notre alimentation ?
Absolument, parce que nous sommes sur la bonne voie. Et, à la lumière des données probantes, les gouvernements ne peuvent plus douter que la surconsommation de sucre, de boissons sucrées et de produits ultra-transformés contribue au développement de nombreuses maladies chroniques non transmissibles. En outre, étant donné les coûts de santé astronomiques que ces produits entraînent, les décideurs n’ont plus vraiment le choix de mettre en place des lois et règlements clairs en matière d’alimentation saine.
De plus, les guides alimentaires évoluent dans le bon sens, et des pays comme le Chili et le Royaume-Uni encadrent le marketing et les commandites d’aliments malsains ciblant les enfants. Un projet de loi canadien similaire est en instance d’adoption finale auprès du Sénat, même si l’industrie s’y est férocement opposée.
Du côté des entreprises alimentaires, plusieurs mettent sur le marché des produits peu transformés qui contiennent sensiblement les mêmes ingrédients que ceux que nous utiliserions si nous les cuisinions nous-mêmes (on peut penser, par exemple à l’explosion des boulangeries artisanales). En tant que consommateurs, nous votons chaque fois que nous achetons, ou pas, certains aliments ou boissons.
Il ne faut pas sous-estimer ce pouvoir. En tant que consommateurs et citoyens, nous avons la capacité, en modifiant progressivement nos habitudes alimentaires, de renforcer non seulement notre santé et celle de la planète, mais aussi celle des personnes qui produisent nos aliments.
Sucre - Vérités et conséquences, nouvelle édition, Catherine Lefebvre, Éditions Édito, 2019.