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Dès le début du grand confinement, au printemps 2020, 100º s’était demandé, comme bien d’autres, si la crise sanitaire allait remettre en question la densification des villes. Nous avions alors interviewé Christian Savard, directeur général de Vivre en Ville, afin de déboulonner ce mythe. À peine deux ans plus tard, nous l’avons de nouveau invité à nous livrer ses observations. Entrevue.
Il y avait quelque chose de surréaliste à revenir sur une conversation tenue à une époque où il était alors impossible d’imaginer que nous aurions à traverser au moins cinq vagues d’éclosion de la COVID-19. Tant de choses ont été dites et écrites depuis, et nombre de nos habitudes de vie ont été bouleversées... Quelles leçons devons-nous retenir de toutes ces épreuves ? Entre autres, est-ce que la pandémie a remis en cause la densité urbaine, tandis que déjà certains parlent d’un exode montréalais ?
Christian Savard n’y voit pas vraiment une tendance de fond dont il faille s’inquiéter. Il rappelle d’ailleurs que les mouvements de population interrégionaux se sont toujours faits en défaveur de Montréal, mais qu’ils sont, bon an mal an, largement compensés par l’immigration internationale. Ce qui n’a évidemment pas été le cas durant la pandémie. D’où cette impression d’une désertion massive, mais erronée puisqu’elle est circonstancielle. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil sur les prix de l’immobilier : Montréal n’est certainement pas en train de se dévitaliser.
« Moi, je m’en réjouis si ce flux migratoire s’effectue en région éloignée, ajoute Christian Savard. Je trouve ça positif. Et pourquoi pas ? Depuis des années, leur solde migratoire est négatif en région. Si ça peut les renforcer, alors tant mieux ! Mais le problème, c’est que les gens s’installent probablement beaucoup plus en périphérie éloignée : c’est un mode de vie qui consomme beaucoup de ressources et qui accentue l’étalement urbain. C’est bien loin d’être un retour à la terre ou un retour en région éloignée, comme ce serait souhaitable. »
Une pandémie disruptive ?
« Je pense que la pandémie nous aura fait découvrir le rôle prépondérant que jouent dans nos vies les espaces publics, souligne Christain Savard. Notamment le fait d’avoir accès, près de chez soi, à des lieux extérieurs où l’on peut faire des rencontres, même à distance. J’aime citer l’exemple réussi de la piétonnisation de la rue Mont-Royal. Elle est littéralement devenue un lieu refuge pour les gens. Un lieu où il était possible de côtoyer d’autres personnes, tout en se sentant en sécurité parce qu’à l’air libre. »
« En temps “normal”, poursuit-il, quand les voitures sont stationnées de chaque côté de la rue, et qu’il faut emprunter des trottoirs étroits, les gens n’y déambulent pas pour le simple plaisir de flâner. Ils vont à leurs affaires, puis quittent les lieux sans s’y attarder. Mais quand elle est fermée aux voitures, c’est une tout autre expérience, bien plus agréable. Et ça, on l’a vu un peu partout au Québec, des rues piétonnisées qui deviennent des lieux de rassemblement et même des lieux de solidarité informelle. Des lieux de résilience pour briser l’isolement. »
Cette expérimentation forcée, qui a servi de preuve de concept pour démontrer l’importance des espaces publics, aura eu pour corollaire de nous faire réaliser que la voiture occupe trop de place dans les villes. À ce chapitre, Christian Savard considère que le mouvement qui consiste à remettre la voiture à sa place est sur une bonne voie. D’ailleurs, ajoute-t-il, les nouveaux maires, et en particulier les mairesses, en sont rendus là dans leurs réflexions. Il ne devrait pas y avoir de retour en arrière, selon lui, quoique…
L’impact du télétravail
Présenté au début comme une mesure transitoire, le télétravail est rapidement devenu la norme pour de nombreux employés qui, au fil du temps, ont appris à s’adapter, quitte à se loger dans plus grand pour aménager un bureau à domicile. Christian Savard porte toutefois un jugement mitigé sur ce nouveau phénomène, notamment sur le plan environnemental. « C’est certain, explique-t-il, que le télétravail entraîne moins de déplacements, mais les gens consomment plus, notamment pour l’électronique et l’électricité. Et c’est une consommation décentralisée, qui est plus énergivore et gourmande en ressources que dans les bureaux, notamment en raison des économies d’échelle. »
D’ailleurs, selon les informations qui lui parviennent, il semblerait que les organisations n’envisagent pas vraiment de réduire la superficie de leurs espaces de bureau, et ce, malgré le fait que le travail hybride risque bien de s’imposer. Car les gens ne voudront pas recommencer à faire du bureau de 9 à 5, tous les jours de la semaine, sans aucune flexibilité. Cependant, ils auront toujours besoin de se réunir. Donc, les espaces de bureaux vont se transformer pour devenir plus inspirants, susciter le travail collaboratif, offrir plus de convivialité. Ils sont là pour demeurer, tout en étant appelés à évoluer.
Globalement, Christian Savard s’inquiète de voir dessiner dans le télétravail, comme d’ailleurs dans certains changements d’habitude, un mode de consommation beaucoup plus coûteux en ressources, en énergie et en espace. Car déménager dans plus grand est non seulement synonyme d’étalement urbain, mais aussi de distanciation sociale.
L’individuel et le collectif
Alors que nous osons à peine rêver d’une sortie de crise, le directeur de Vivre en Ville distingue donc deux lignes de force entre lesquelles nous aurons à naviguer : le repli sur soi et la reconstruction du tissu social. « Un des impacts de la pandémie aura été de conduire les gens à une sorte de repli sur soi, au fameux cocooning. Et je crains que beaucoup de personnes aient perdu certains réflexes de consommation. Ils risquent, par exemple, de continuer à se faire livrer de repas à la maison plutôt que de se déplacer pour fréquenter des restaurants. Ou alors, ils vont préférer assister à la sortie d’un film, chez eux, plutôt qu’au cinéma. »
Jusqu’à quel point ces nouvelles habitudes vont-elles changer le visage de nos villes ? Il est bien sûr trop tôt pour se prononcer. Mais Christian Savard espère que le remaillage social va l’emporter sur l’individualisme. « C’est nécessaire, affirme-t-il. Car nous aurons besoin de cette solidarité pour relever les défis placés sur notre route, notamment ceux liés à l’environnement. Le repli sur soi nous coûterait beaucoup trop cher. »
Un exemple de cela : l’auto solo, qui fait justement partie de la tendance au repli sur soi. « Là encore, je décèle cette tension entre nos deux lignes de force, insiste Christian Savard. Collectivement, on commence à trouver souhaitable de repenser la place qu’occupe la voiture dans l’espace public, mais, individuellement, nos comportements le démentent. Or, compte tenu des difficultés auxquelles sont confrontées les sociétés de transport, il est peut-être à craindre que l’auto solo revienne en force. »
Sommes-nous vraiment condamnés à un retour à l’« anormal » ? C’est à suivre, une fois la pandémie maîtrisée, dans le dernier article de cette série de trois…