Dans son tout récent livre, Redonner la santé à toute la famille – L’Approche 180 contre l’obésité, la pédiatre Julie St-Pierre lance un cri du cœur : il est plus que temps de prévenir et de traiter adéquatement l’obésité qui touche 500 000 jeunes au Québec. Elle déplore le sous-financement de la prévention de l'obésité infantile, alors qu’un accompagnement complet des jeunes et de leur famille, ancré dans une approche multidisciplinaire serait, à moyen et long terme, une solution gagnante. Entrevue avec une pédiatre qui n’a pas la langue dans sa poche.
Le parcours de Dre Julie St-Pierre est exceptionnel. Issue d’un milieu très modeste, elle est devenue, à force de détermination et de passion, une pédiatre spécialisée en obésité de réputation mondiale. En 2007, elle a été nommée Fellow internationale par la prestigieuse American Heart Association en reconnaissance de sa contribution à la médecine cardiovasculaire. Elle est récipiendaire du certificat de mérite 2019 de la Société canadienne de pédiatrie et professeure associée de pédiatrie à l’Université McGill.
Quel a été le point de départ de l’Approche 180 ?
En 2009, alors que je siégeais au Conseil de prévention de l’obésité de l’AHA, j’ai fait partie du comité d’experts chargés d’analyser un rapport de 250 pages bien particulier. Ce document, intitulé White House Task Force on Childhood White House Task Force on Childhood Obesity Report to the President, a donné naissance au programme Let’s Move, porté par Michelle Obama. Je me suis inspirée de cette intervention globale, qui incluait tous les volets du mode de vie des jeunes, ainsi que la sensibilisation et l’éducation.
L’Approche 180 est née officiellement à l’automne 2013 à Saguenay, avec l’aide de plusieurs médecins et amis. Actuellement, trois cliniques la mettent en œuvre, à Saguenay, Québec et Montréal.
Quelles sont les caractéristiques de cette approche de prévention de l’obésité infantile ?
Il s’agit d’un suivi à long terme et interdisciplinaire de jeunes patients en surpoids et de leur famille. C’est une médecine de proximité qui s’appuie sur les meilleures pratiques en matière de prévention de l’obésité.
L’Approche 180 repose sur un suivi de 25 heures d’éducation familiale durant la première année, afin d’amener des changements durables dans le mode de vie. C’est ce que recommande, depuis 2016, l’Organisation mondiale de la Santé, qui considère que ce type d’intervention est la plus efficace et la moins coûteuse pour mettre fin à l’épidémie d’obésité à moyen et long terme.
Combien de personnes doit compter une équipe multidisciplinaire ?
L’équipe médicale devrait compter au minimum un pédiatre ou un médecin de famille, une infirmière clinicienne et une nutritionniste à temps plein. À Saguenay, l’équipe inclut également un psychologue à temps plein, mais à la clinique de Montréal, c’est un consultant externe, faute de moyens. L’expertise d’un kinésiologue est aussi très importante. Dans certains cas, la présence d’un travailleur social autour de la table est nécessaire.
La base de notre suivi repose sur l’éducation de la famille. Nous sensibilisons les parents, nous les informons et nous comptons sur une valeur forte pour les mobiliser : l’amour qu’ils portent à leurs enfants et le désir qu’ils soient en bonne santé physique et mentale, qu’ils réussissent à l’école et qu’ils réalisent leur plein potentiel. Quand les grands-parents sont très présents dans la vie de l’enfant, nous les invitions à la clinique, afin de les intégrer à la démarche. C’est tellement important, pour moi et mes collègues, cette médecine de proximité, ce contact étroit et humain avec l’entourage de l’enfant !
Est-ce que l’Approche 180 coûte cher à mettre en place ?
Absolument pas ! Ce qui coûte très cher, c’est de ne pas traiter et prévenir le surpoids chez les jeunes. Le traitement des nombreuses maladies chroniques qui en découlent coûte chaque année des milliards de dollars au système de santé québécois. Or, selon les analyses de l’Organisation de coopération et de développement économiques, chaque dollar investi en prévention de l’obésité génère jusqu’à six dollars de retombées économiques.
« Il nous manque l’anticipation des joueurs d’échecs : notre système de santé ne sait pas jouer avec deux coups d’avance. »
Ces chiffres devraient parler à nos gouvernements qui se préoccupent beaucoup de la santé de l’économie ! Il faut réinvestir en prévention, en santé publique : c’est urgent et ce serait payant, comme l’ont déclaré 225 pédiatres en 2019, dans une lettre ouverte à M. Legault, restée sans réponse à ce jour.
Dans votre livre, vous soulignez la confusion qui existe entre la diversité corporelle, l’obésité et la santé. Quelle est cette confusion ?
L’acceptation de la diversité corporelle est un enjeu très important et très légitime. Tous les corps sont beaux et l’obsession de la minceur et des diètes véhiculée dans les médias est un fléau ! Mais il ne faut pas tout confondre. La diversité corporelle existe bel et bien et j’en suis une fière représentante. Or, la maladie de l’obésité ne concerne pas la diversité corporelle. Ce sont deux notions bien distinctes.
« L’Organisation mondiale de la Santé, Obésité Canada, l’Association médicale canadienne, l’American Medical Association reconnaissent l’obésité comme une maladie chronique. »
L’autre point, que je dénonce avec vigueur, c’est la confusion entre l’obésité et la santé. Je suis souvent accusée de grossophobie, parce que je dis que l’obésité est une maladie et qu’il faut la traiter. On me dit qu’on peut être obèse et en bonne santé. C’est faux ! Tous les gens que je rencontre dans le cadre de mon travail sont beaux et belles, mais ils sont malades. Ils souffrent et requièrent des soins justes et équitables.
Sur ce point, le Québec est en retard par rapport à la France, où le discours a évolué. Ainsi, le Collectif National des Associations d’Obèses est partie prenante de la feuille de route la Prise en charge de l’obésité 2019-2022. Reconnaître la maladie, la nommer ce n’est pas de la discrimination, ce n’est pas de la grossophobie médicale, c’est, au contraire, plus inclusif !
Vous abordez aussi la question des préjugés...
Il y a les préjugés individuels dont sont victimes les personnes en surpoids, mais aussi les préjugés concernant la maladie elle-même. Ça fait des années que je suis une « quêteuse » professionnelle auprès des gouvernements et du secteur privé. Mais il y a toujours une petite gêne. Ce n’est pas aussi « honorable » que de sauver les enfants qui ont le cancer ou de financer de prestigieuses institutions qui se consacrent à des organes « nobles » comme le cœur, les poumons ou le cerveau.
On pense, à tort, qu’un enfant en surpoids peut s’en sortir en mangeant mieux, en bougeant plus en faisant preuve de volonté ! Depuis des décennies, on entretient le mythe de la culpabilité et de la responsabilité du patient, alors que l’obésité est une maladie multifactorielle.
Quels sont les facteurs de l’obésité ?
La génétique est un facteur de transmission très important de l’obésité. Nous l’observons dans plus de 50 % des cas. De plus, ce bagage génétique est soumis à divers facteurs personnels, familiaux et environnementaux qui ont le pouvoir de modifier notre génétique d’une génération à l’autre : c’est ce qu’on appelle l’épigénétique et ce mode de transmission peut être renversé en agissant sur nos environnements.
Ça prend des parcs et des fontaines pour remplir sa gourde gratuitement. Ça prend des rues sécuritaires pour les piétons, des pistes cyclables, des jardins scolaires, des cours de cuisine et des repas sains à l’école. Ça prend des quartiers bien aménagés, particulièrement là où habitent les familles moins nanties. La pauvreté est un facteur qui augmente le risque d’obésité chez l’enfant.
Notre mode de vie est un autre facteur aggravant : nous dormons moins, nos dépenses en alimentation sont concurrencées par nos dépenses consacrées aux écrans, qui eux, empiètent sur notre temps d’activité physique. Cette transmission sociale est une spirale infernale, malsaine.
Comment pourrait-on mieux financer la prévention de l’obésité infantile ?
En étant conscient du prix qu’il en coûte de ne pas la financer ! De plus, il existe une façon simple et efficace de mieux financer la prévention : la taxation des boissons sucrées. Cette mesure a non seulement réduit la consommation de ces boissons dans les pays et les villes où elle a été mise en œuvre, mais elle a aussi généré des millions de dollars qui ont souvent été investis dans la lutte contre l’obésité des jeunes, sous forme de programmes communautaires de nutrition et de santé communautaire, d’installation de stations de remplissage d’eau et de programmes de jardinage scolaire.
« Nos politiciens ne seront jamais des experts en santé et en prévention. Ils ne sont pas neutres, car l’économie demeure leur priorité numéro un. Sans indépendance scientifique de la santé préventive, nous sommes fichus. »
Très récemment, certains États du Mexique sont même allés plus loin en interdisant la vente de boissons sucrées et de produits ultratransformés aux mineurs. Mais les politiciens hésitent à passer à l’action par crainte de froisser les entreprises du secteur agroalimentaire.
Ces entreprises ont en effet beaucoup de poids. Comment peut-on les influencer ?
Le directeur général de l’OMS a récemment déclaré que ce n’est pas en luttant contre les géants de l’industrie, mais en établissant des partenariats avec eux, qu’on peut les influencer. Je suis tout à fait d’accord avec cette position. Ce n’est pas en les accusant qu’on va les faire cheminer et les inciter à modifier la composition de leurs produits. Il faut communiquer, il faut discuter.
Il ne faut pas non plus sous-estimer le pouvoir des consommateurs. Je crois que nous avons la capacité de transformer graduellement le marché de l’alimentation.
Est-ce que vous formez des médecins à l’Approche 180 ?
Tout à fait. À ce jour, j’ai formé et outillé plus de 1000 pédiatres et médecins de famille québécois à l’Approche 180, et un projet plus large pourrait se déployer en collaboration avec la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec.
L’Approche 180 rayonne en France aussi, car une omnipraticienne et une infirmière en santé publique sont venues suivre notre formation à Québec. Puis, en 2019, je suis allée à Lyon avec mon infirmière clinicienne pour donner des formations à des équipes multidisciplinaires de proximité et de santé publique.
Qu’est-ce qui vous permettrait de faire mieux rayonner l’Approche 180 au Québec ?
Le plus beau cadeau serait de pouvoir m’asseoir une heure et demie avec le premier ministre ou le ministre de la Santé. Jusqu’à présent, personne n’est resté insensible à notre présentation des enjeux associés à l’obésité des enfants. Cet enjeu ne relève pas seulement du ministère de la Santé, il touche aussi l’éducation, la famille, les finances, ainsi que les municipalités. Je vous assure que j’ai seulement besoin de 90 minutes…
« Pour gagner la partie, les gouvernants devront laisser leurs préjugés de côté, écouter les experts du terrain et faire preuve de courage politique. »
Êtes-vous optimiste, malgré les embûches ?
Oui, je reste optimiste, parce qu’il se passe beaucoup plus de choses sur le terrain que lorsque j’ai commencé, il y a 20 ans. Je suis aussi réaliste : nous sommes encore au camp de base de l’Everest. Mais je vois tous les jours que notre approche aide des enfants et des adolescents à retrouver la santé, une meilleure estime de soi et que toute la famille en tire beaucoup de bienfaits. C’est ce qui nourrit ma détermination à rendre notre système de santé plus équitable, plus accessible et plus efficace.
Les 4 éléments de l’Approche 180
L’Approche 180 pratiquée par Dre St-Pierre est un programme participatif axé sur l’éducation. La démarche repose sur quatre éléments distinctifs :
- La famille. La prise en charge s’adresse au jeune et à son environnement familial.
- La multidisciplinarité. Les interventions auprès du jeune et de sa famille sont effectuées de manière concertée par plusieurs professionnels : médecin, nutritionniste, infirmière, kinésiologue, psychologue et même travailleur social, au besoin.
- La motivation. Les entretiens motivationnels ont pour objectif de faciliter l’engagement du jeune et de sa famille par la présentation d’une information médicale vulgarisée et personnalisée.
- Les suivis intensifs. Au cours des suivis mensuels, l’équipe, en collaboration avec le jeune et sa famille, fixe, à petits pas, des objectifs réalistes à l’intérieur des 6 premiers mois de traitement.
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