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Dans la foulée de tous les défis environnementaux auxquels nos sociétés font face, en particulier la crise climatique, les enjeux de santé et d’adaptation sont souvent soulevés. On pense toutefois moins spontanément aux problèmes d’équité. Et pourtant, la justice environnementale fournit de puissants outils pour nous aider à développer une nouvelle vision du monde, plaide Sabaa Khan, directrice générale pour le Québec et l’Atlantique à la Fondation David Suzuki.
Spécialiste en droit international de l’environnement, Sabaa Khan a récemment co-dirigé et co-écrit le livre « La nature de l’injustice : racisme et inégalités environnementales » publié ce printemps aux Éditions Écosociété.
100° l’a rencontrée, à quelques jours du 2e grand rassemblement du Réseau Demain le Québec, chapeauté par la Fondation David Suzuki, dont le thème central portait sur la justice environnementale.
100°- Qu’est-ce que la justice environnementale?
Sabaa Khan- La justice environnementale, c’est la recherche d’une équité environnementale. Elle découle de la reconnaissance du fait que certaines populations ont subi, ou subissent de manière disproportionnée l’impact des problèmes environnementaux.
Ce qui s’est passé en Martinique et Guadeloupe en offre un bon exemple. Ces deux îles ont été, en toute conscience, polluées par la France pour la culture des bananes. Le pays a autorisé l’utilisation d’un pesticide, des années 1960 aux années 1990 environ : le chlordécone, connu pour être hyper toxique et cancérigène, et qui est même interdit aux États-Unis. On retrouve encore ce pesticide aujourd’hui dans les sols, les rivières et les milieux marins. Sa molécule active, qui peut survivre dans l’environnement pendant plusieurs centaines d’années, a contaminé près de 95 % des personnes en Guadeloupe et 92 % en Martinique, lesquelles souffrent de problèmes de santé grave. Emmanuel Macron a admis, en 2021, qu’on n’aurait jamais utilisé ce produit en Bretagne.
Ici, il y a des groupes, comme les Inuits, qui n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1950 au Canada, ou encore les femmes, qui ont eu le droit de vote seulement en 1940 au Québec. Ils ont été exclus de la prise de décisions liées aux politiques sociales, économiques et environnementales, ce qui est lourd de conséquences, si on considère que les lois sont des mécanismes conçus pour protéger l’intérêt public. Les Inuits comptent parmi les peuples les plus touchés par la contamination des plastiques et des polluants organiques, entre autres.
On peut aussi penser aux communautés vulnérables, en milieu urbain, par exemple, qui souffrent d’autant plus des changements climatiques à cause des îlots de chaleur.
On pourrait dire que l’équité environnementale représente une forme de projet de société, et que certains groupes ont été exclus de ce projet pendant la construction de notre nation. La justice environnementale vise donc à corriger cette injustice.
Comment peut s’incarner la justice environnementale?
Aux États-Unis, la justice environnementale est intégrée dans certaines législations depuis des décennies. En Californie, une portion des revenus du marché du carbone doit être investie dans les communautés qui souffrent à cause d’injustices environnementales. Au Québec, cette obligation n’existe pas pour notre propre marché du carbone. On ne sait même pas comment sont dépensés les fonds prévus pour compenser la perte des milieux humides.
Ici, au niveau fédéral, nous espérons que le projet de loi C-226 sera bientôt adopté. Il est étudié par le Sénat en ce moment. En vertu de cette législation, le gouvernement canadien devrait par exemple adopter une stratégie pour lutter contre le racisme environnemental, une autre forme d’injustice environnementale. On peut aussi penser aux populations afro-néo-écossaises, qui ont été exposées à des sites dangereux comme des dépotoirs.
Est-ce que la justice environnementale passe nécessairement par des lois?
La notion de droit à un environnement sain est acquise au Québec depuis longtemps, mais nous n’avons pas de stratégie claire pour y arriver. Il faut donc développer des directives, des procédures, et aussi faire en sorte que tous les niveaux de gouvernements soient impliqués, y compris les communautés autochtones. Quand je soumets des recommandations pour un projet de loi, je demande toujours quel impact il aura sur les peuples autochtones, quelle implication est prévue pour eux dans le processus décisionnel.
Nous manquons aussi de renseignements sur l’environnement qui nous seraient tellement utiles. Puisque nous n’avons pas de culture robuste de collecte de données, nous ne détenons pas d’informations claires, par exemple, sur la santé respiratoire. Il faut un encadrement législatif pour corriger cette lacune. Si ce n’est pas inscrit dans la loi, ça reste des vœux pieux.
Comment peut-on s’engager dans la lutte pour l’équité environnementale, contribuer à ce projet de société ?
Il faut d’abord être curieux. Un exemple : il y a plus de 50 nations autochtones au Canada, mais on n’en apprend pas beaucoup sur elles dans notre système d’éducation. S’informer, c’est une manière d’être engagé.
Ensuite, il y a un lien fort entre les changements climatiques, les problèmes de biodiversité, et la consommation. On consomme trop, on produit trop, on gaspille trop, on jette trop de choses. Il faut avoir conscience des choix qu’on fait au quotidien et de leur impact sur la Terre, sur nos voisins. Ce qu’on consomme, ici, a un impact sur le Nord. Les substances chimiques se déplacent à travers les courants marins et l’air. Quand on achète des chaussures, on doit penser aux gens impliqués dans leur production. Donc, penser en termes de cycle de vie. Tout est interrelié.
Je pense qu’il faut prendre du recul et voir l’impact néfaste de notre manque de vision, prendre conscience de ces interrelations. Si les plus vulnérables ne vont pas bien, c’est toute la société qui est affectée.
La justice environnementale, c’est donc aussi à l’avantage de tous : on ne sait jamais quand on peut soi-même faire partie d’une population vulnérable…
On l’a vu avec les feux de forêt : on peut devenir un migrant climatique dans son propre pays. Il se vit aussi une grande insécurité dans les communautés riveraines, que les assureurs refusent désormais de couvrir. Tout le monde peut être touché.
Il faut donc changer notre vision du monde, et ne pas nier notre propre responsabilité dans ces enjeux. Et quand on s’implique, il y a un espoir qui émerge : dans l’entraide. Mais il faut être informé, avoir accès aux données essentielles, savoir comment sont utilisés les fonds publics. Il faut aussi que les citoyens exercent leur droit de vote et pensent aux générations futures.
NDLR : Cette entrevue a été éditée à des fins de concision et de clarté.
La justice environnementale, au cœur du Rassemblement du Réseau Demain le Québec
La justice environnementale constitue une thématique prioritaire pour les militants du Réseau Demain le Québec, qui se sont réunis pour un second rassemblement annuel, du 31 mai au 2 juin 2024 à Québec.
Cet événement majeur – qui a permis à plus de 90 groupes citoyens et organismes œuvrant pour la transition socioécologique de se réunir – a été l’occasion pour les participants d’approfondir leurs connaissances sur la justice environnementale.
L’un des objectifs était de mettre de l’avant les voix de la justice environnementale et de souligner les liens entre les enjeux environnementaux et sociaux, autant au niveau des causes que des solutions.
Le panel « Perspectives et engagements pour l’équité environnementale », animé par Melissa Mollen Dupuis, a permis de réunir des intervenants qui ont partagé leurs constats ainsi que des initiatives inspirantes favorables à une société plus équitable. Hélène Boivin, de Utapi Consultats, a quant à elle animé un atelier sur les réalités autochtones. Enfin, le court métrage La ravissante, de Diego Gros-Louis, « une lettre d’amour envers la nation huronne-wendat », a également été projeté.
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- Découvrez le dossier spécial d’Unpointcinq L’(in)justice climatique
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