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Chaque année, des milliers de jeunes apprennent à cuisiner grâce aux ateliers des Brigades culinaires de la Tablée des chefs. Mais « savoir cuisiner », qu’est-ce que cela signifie réellement pour eux ? Une étudiante à la maîtrise en nutrition à l’Université de Montréal s’est penchée sur cette question, qui est plus complexe qu’il n’y paraît. Rencontre avec Audrey-Anne Desjardins et sa professeure, Marie Marquis.
« C’est vraiment renversant de voir les jeunes à l’œuvre durant la finale provinciale des Brigades culinaires, raconte Marie Marquis, directrice intérimaire du Département de nutrition de l’Université de Montréal et professeure titulaire. Ils reçoivent une boîte sans savoir à l’avance ce qu’il y a dedans et doivent cuisiner avec ce qui leur est fourni. Un adulte sur deux ne saurait pas quoi faire avec ça ! »
Cette série de 24 ateliers a donc un effet spectaculaire sur les habiletés culinaires des participants.
Cuisiner, mais encore ?
Mais savoir cuisiner est-il suffisant pour que l’objectif principal des Brigades culinaires soit atteint, c'est-à-dire aider les jeunes à devenir des adultes autonomes et compétents sur le plan alimentaire ? « C’est bien sûr indispensable, mais ce n’est pas suffisant, explique Audrey-Anne Desjardins qui vient d’obtenir sa maîtrise en nutrition à l’Université de Montréal sous la direction de Marie Marquis. Il faut également planifier les repas, bien connaître les aliments afin de les choisir pour composer des repas équilibrés. Puis, il faut savoir les consommer dans des quantités, des proportions et des conditions adéquates pour sa santé ».
La littératie alimentaire : un ensemble de compétences
Cet ensemble de compétences et de connaissances, c’est ce qu’on appelle la littératie alimentaire. « Ce concept est assez récent et les chercheurs en nutrition en ont proposé plusieurs définitions », indique Audrey-Anne Desjardins.
Après avoir scruté toutes les études ayant porté sur ce sujet, l’étudiante a choisi de se baser sur un modèle exhaustif et reconnu, mis au point par deux chercheures australiennes : Helen Vidgen et Danielle Gallegos. Ce modèle illustre bien que la littératie alimentaire va au-delà des compétences culinaires.
Que signifie « savoir cuisiner » pour les jeunes ?
L’objectif du mémoire d’Audrey-Anne Desjardins était d’évaluer comment les jeunes ayant participé aux ateliers des Brigades culinaires se situaient dans ce modèle. Elle a pu le faire en utilisant les données recueillies chaque année par le moyen d’un questionnaire que les jeunes remplissent lors du premier et du dernier atelier.
« Ce questionnaire évolutif nous permet de sonder les jeunes sur différents sujets, explique Marie Marquis. En 2017-2018, une des questions auxquelles ils devaient répondre était la suivante : Savoir cuisiner, qu’est-ce que ça veut dire pour toi ? »
« La question était accompagnée de 11 énoncés tirés du modèle de Vidgen et Gallegos, précise Audrey-Anne Desjardins. Les jeunes devaient indiquer, par exemple, s’ils étaient capables, plus ou moins capables ou incapables de comprendre les informations sur la valeur nutritive des aliments, de prendre un peu de temps pour cuisiner à la maison, etc. »
Un portrait révélateur
« Le questionnaire a permis d’obtenir un échantillon conséquent, ajoute Marie Marquis. Il comprenait 1437 réponses colligées au début des ateliers, et 840 recueillies à la fin. » Audrey-Anne a analysé ces données, puis les a insérées dans les quatre pétales du modèle de Vidgen et Gallegos.
La « fleur » ci-dessus montre, en un coup d’œil, un portrait très parlant de la répartition des différentes compétences et connaissances en alimentation des participants, qui sont très majoritairement des filles.
« C’est vraiment intéressant de constater, en regard du modèle initial, que la planification, la gestion et la sélection sont sous-représentées dans les compétences des jeunes, souligne Marie Marquis. Ils sont compétents dans des aspects techniques, moins dans les aspects en amont : le budget alimentaire, le choix des aliments, savoir d’où ils viennent, etc. Bien sûr, à cet âge, ce ne sont pas eux qui font les achats, mais ils vont devoir le faire un jour, tout comme lire les étiquettes des aliments. »
« Il faut aller plus loin que l'art culinaire pour que les apprentissages soient durables, renchérit Audrey-Anne Desjardins. Si on veut développer la littératie alimentaire globale des jeunes pour qu’ils la mettent en pratique tout au long de leur vie, il faut aller toucher à tous les pétales. »
Développer les connaissances alimentaires des jeunes pour aiguiser leur vigilance
« Nous souhaitons que ces données incitent les animateurs à mettre l’accent sur la composante achat : prix, choix, etc., poursuit Marie Marquis. Dans un monde où l’offre alimentaire se multiplie et se complexifie , il est fondamental que les jeunes développent des connaissances qui leur permettent de bien reconnaître un aliment sain, au-delà des allégations de certains fabricants. »
Le degré de transformation des aliments est, selon Marie Marquis, un point majeur à aborder avec les jeunes, ainsi que les effets de la consommation de ces produits ultra-transformés sur la santé. « Les adolescents d’aujourd’hui ont grandi dans un monde où la consommation de produits transformés et ultra-transformés a explosé, un phénomène qui a également contribué à une perte de compétences culinaires. »
La professeure applaudit d’ailleurs le nouveau Guide alimentaire canadien qui met notamment l'accent sur l’importance de l’acte de cuisiner, mais aussi du partage des repas, de la prise de conscience de nos routines alimentaires et d’une vigilance face au marketing alimentaire. « On est en plein dans le modèle de Vidgen et Gallegos ! », se réjouit-elle.
Les Brigades culinaires : un modèle remarquable
Même si les jeunes qui suivent les ateliers des Brigades ne maîtrisent pas toutes les connaissances et compétences alimentaires de façon équivalente, Marie Marquis n’en est pas moins convaincue que cette initiative de la Tablée des Chefs, amorcée en 2012, est un remarquable modèle d’activité parascolaire.
« Année après année, les questionnaires d’évaluation des compétences des jeunes avant et après les ateliers démontrent qu’ils s’améliorent en cuisine, souligne-t-elle. De plus, cette activité est une excellente occasion d’améliorer leurs compétences en lecture, en présentation orale et en mathématiques, par exemple. »
Un lieu d’appartenance et un potentiel avenir professionnel
Apprendre à travailler en équipe et faire partie d’un groupe sont d’autres retombées non négligeables. « Les Brigades élargissent les possibilités d’appartenance à un groupe, un point majeur à cet âge, ajoute la professeure. Ils peuvent s’identifier au groupe des Brigades, tout comme d’autres élèves s’identifient à la chorale, à la troupe de théâtre ou à l’équipe de basket. »
De plus, ces ateliers peuvent éveiller un intérêt pour les métiers de bouche, un secteur professionnel varié où il y a actuellement une pénurie de main-d’œuvre. « Si les Brigades peuvent éveiller cet intérêt et inciter ne serait-ce qu’un jeune sur 50 à suivre une formation dans un de ces métiers où il pourra s’épanouir, plutôt que de décrocher pendant ou après le secondaire, c’est déjà beaucoup ! » conclut Marie-Marquis.
Les Brigades culinaires : une occasion en or de sonder les jeunes
Si les ateliers culinaires offrent toutes sortes d’avantages aux jeunes qui les suivent, ils constituent aussi un terreau fertile pour les chercheurs et les étudiants en nutrition. En effet, au fil des années, des collectes de données complémentaires se sont ajoutées aux mesures d’atteinte des objectifs. Ces informations permettent de documenter des thèmes contemporains et d’assurer un transfert des connaissances vers différents acteurs en nutrition en santé publique.
Ainsi, en 2018et 2019, les participants ont répondu à des questions visant à documenter les points suivants : la fréquence de la consommation de boissons par les jeunes de leur entourage, leur perception du végétarisme et des jeunes végétariens, ainsi que les facteurs qui limitent l’acte de cuisiner au sein des familles québécoises.
Un continuum à renforcer
« L’année prochaine, nous allons leur demander comment ils s’imaginent dans 10 ans d’ici, par exemple, qui va faire quoi dans la maison en matière de tâches culinaires, précise Marie Marquis. Bien sûr, on est encore loin de la parité dans ce domaine, mais les normes sociales changent et ce sont ces changements que nous voulons observer. Le développement des compétences alimentaires est dans l’air du temps, parce qu’il est devenu évident qu’elles sont essentielles à la santé. »
Au Québec, de plus en plus de CPE, de services de gardes et d’écoles offrent des activités culinaires et de jardinage destinées à sensibiliser les enfants à l’importance de manger des aliments frais et sains. Ce continuum offre une bonne raison d’espérer, en attendant que, comme au Danemark, la littératie alimentaire fasse partie intégrante du programme scolaire et touche autant les garçons que les filles.