Une rue comestible l’été, devenue un havre de jeu libre l’hiver

En 2020, un jardin collectif, unique en son genre, surgissait littéralement du bitume pour étaler 115 jardinières de plantes potagères sur une centaine de mètres de chaussée fermée à la circulation automobile. Baptisée La promenade des saveurs, cette improbable rue comestible était le fruit d’une initiative du Carrefour solidaire Centre communautaire d’alimentation, en collaboration avec le Laboratoire de l’agriculture urbaine (AU/LAB) et l’arrondissement Ville-Marie.

En tout, il aura fallu deux camions de terre pour que des dizaines de bénévoles remplissent les pots de jardinage en géotextile (smart pots), alors qu’une autre équipe se chargeait de mettre les plants en terre. Au bout de cinq jours, début juin 2020, le jardin était planté.

Durant l’été, à l’aide d’un système d’irrigation au goutte-à-goutte et grâce aux soigneuses interventions supervisées de jardiniers bénévoles, laitues, kale, fines herbes, tomates, bettes à carde, aubergines, okras, épinards, fèves, pois, cerises de terre, basilic, épinards de malabar, concombres, tournesols, choux, et bien d’autres encore se sont épanouis avec vigueur.

Une initiative audacieuse, mais réussie, pour embellir le quartier, resserrer le tissu social et lutter contre l’insécurité alimentaire.

Sauf que… après les récoltes d’automne, il a fallu démanteler le site. Ainsi que l’explique Sylvie Chamberland, codirectrice générale du Carrefour solidaire, l’équipe a dû retirer tout le matériel pour ensuite le ranger. Mais pas la terre, dont il a fallu malheureusement se défaire, faute de pouvoir l’entreposer. Tout ça parce que l’occupation du site n’était que temporaire; le temps nécessaire à la production maraîchère. « Malgré le succès indéniable de La promenade des saveurs, raconte Sylvie, l’enjeu, pour nous, était donc de trouver une façon de pérenniser la vocation du lieu. De demeurer sur place durant les quatre saisons. »

La deuxième année, toujours en collaboration avec AU/LAB, le Carrefour a donc présenté à l’arrondissement un projet qui reposait sur l’installation de trois serres solaires passives dans le but d’y faire pousser, durant l’hiver, des centaines de légumes résistants au froid (chou frisé, roquette, radis, épinards, bok choys, laitues, mâche, moutardes, etc.). Expérience qui, sur le plan agricole, s’est avérée un franc succès. « C’était incroyable, se souvient Sylvie, d’entrer dans les serres et de voir toute cette verdure en plein mois de janvier ! C’était vraiment beau ! »

Le hic, c’est que les serres ont malheureusement été victimes de vandalisme répété. Si bien que, après deux hivers, l’organisme a dû se résoudre à les démanteler pour des raisons de sécurité. Cela dit, Sylvie demeure convaincue que la preuve de concept est faite. Et que des serres passives de ce type, installées dans d’autres milieux de vie, pourraient connaître un succès durable.

« Cette année, il nous fallait donc trouver une autre manière d’occuper les lieux durant l’hiver. Alors, on s’est dit qu’il valait mieux revenir à la base de l’agriculture et accepter que nous vivons au Québec : qu’il est normal de connaître une période de repos hivernale. Que c’est une étape qui fait partie du cycle de la production. »

Or, que reste-t-il de La promenade des saveurs, sans production agricole ? « Elle demeure un espace public bien ancré dans la communauté, affirme Sylvie. Un lieu de rassemblement qui engendre un sentiment d’appartenance. Donc, même si la production est sur pause, le site peut et doit continuer de jouer les mêmes fonctions sociales. »

« Nous avons donc confié l’aménagement du site à Castor et Pollux, précise-t-elle. Ils ont conservé les structures des serres pour les agrémenter de jeux de lumière, en plus d’ajouter du mobilier urbain. Ce qui donne ce Sentier du cerf, qui rime avec serre, et dont la vocation est de servir de lieu de rassemblement en plus d’offrir aux enfants un espace de jeu libre. »

L’un des grands avantages de cette formule, pour le Carrefour, c’est d’occuper les lieux à longueur d’année. Ce qui permet d’installer les jardinières déjà en avril, au lieu de juin, et de prolonger la production jusqu’en novembre, plutôt que d’avoir à démanteler les installations en octobre, comme les Travaux publics l’exigeraient si l’occupation n’était pas permanente. On gagne ainsi presque trois mois de production !

L’autre avantage, auquel tient particulièrement Sylvie, c’est d’être en mesure de conserver toute leur terre de culture sur place, plutôt que de s’en défaire. Ce qui est nettement plus écoresponsable ! « Castor et Pollux ont tenu compte de ce facteur dans leur concept d’aménagement, souligne Sylvie. Ils ont imaginé un parcours de jeu libre qui repose sur l’étagement variable de “smart pots”. C’était d’ailleurs la partie la plus difficile du travail, parce qu’on ne peut pas déplacer des pots de jardinage en géotextile pleins de terre sans les déchirer. Il faut d’abord les vider, pour les disposer aux bons endroits, puis les remplir à nouveau. Heureusement, on a pu compter sur du bénévolat corporatif. Plus d’une trentaine de personnes sont venues manier la pelle, avec beaucoup d’enthousiasme, dans le cadre d’une activité de “Team Building”. Ça nous a tellement aidés ! ».

Les initiatives à vocation sociale ont tout intérêt à se doter d’indicateurs qui évaluent leur portée. Cet hiver, le Carrefour va ainsi tenir des sessions de « comptage » afin d’estimer le degré d’appropriation du site par la population. Ensuite, un travail plus minutieux d’évaluation sera effectué durant la période de production maraîchère pour chiffrer le nombre de journées de culture, mesurer les quantités de légumes récoltées, etc. Une manière de démontrer la pertinence de leur initiative… Mais, sûre d’elle, l’équipe, qui regarde vers l’avenir, planche déjà sur des activités de médiation culturelle dans le but d’animer aussi le Sentier du cerf, l’hiver prochain !

« Maintenant que nous avons gagné la confiance de l’arrondissement et que nous avons des alliés, c’est plus facile d’aller de l’avant, nous dit Sylvie. Quand on fait de l’innovation sociale, on doit pouvoir compter sur ces personnes-là. Mais, je retiens surtout, de ces trois dernières années, que c’est aux porteurs de projets que revient, le plus souvent, le fardeau de trouver les solutions. Car, chaque service municipal concerné doit respecter des contraintes. C’est donc à nous de dénouer les difficultés, d’apporter les bonnes réponses. Et, une fois que tout le monde est satisfait, on peut être certain d’obtenir leur collaboration pour faire avancer les choses. »

Pour finir, quand on demande à Sylvie si elle regrette le démantèlement des serres passives, elle répond, bien sûr, que ç’a été une décision crève-cœur. « Et c’est vrai, enchaîne-t-elle, que nous sommes aux prises avec des enjeux sociaux un peu particuliers dans le Centre-Sud. Mais, on ne veut surtout pas baisser les bras. L’aménagement du Sentier du cerf en fait la preuve. On a confiance que les gens, à force de s’approprier le site, vont vouloir en prendre soin. Je suis convaincue que le beau attire le beau. »

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