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Née en Éthiopie, Virginie Boelen a vécu 17 ans en Afrique avant de déménager en Europe, puis au Québec. Son enfance a profondément façonné son lien avec la nature, si bien qu’elle a décidé d’y consacrer son doctorat. Maintenant professeure associée en éducation relative à l’environnement, à l’UQAM, elle propose une approche et des activités pédagogiques pour justement reconnecter les jeunes à la nature et générer des apprentissages en lien avec le programme scolaire.
Virginie Boelen, qu’est-ce qui vous a menée à prendre conscience que notre lien à la nature a été en quelque sorte rompu ?
Mon arrivée en Occident, à la fin de l’adolescence, a été un choc. Lorsque je vivais en Afrique, je passais mon temps dehors. Je ne jouais pas au soccer ni à aucune autre activité organisée, j’étais tout simplement en nature, tout le temps. Puis, j’ai débarqué en Europe dans une société de consommation et de production de déchets, où la nature est surtout vue comme une ressource à exploiter, un territoire à posséder.
Et quel est votre rapport à l’école ?
Personnellement, j’apprenais davantage en étant dehors qu’assise dans un rang entre quatre murs. Après des études en génie, j’ai décidé de réorienter ma carrière en éducation. Je voulais pousser plus loin cette idée qu’entrer en relation avec la nature était une grande source d’apprentissages. En tout cas, moi, je l’avais vécu.
Plus on progresse dans le cursus scolaire, plus on est cloisonnés dans un programme et moins on a tendance à en déroger en allant à l’extérieur. C’est pour cette raison que j’ai développé des activités, allant du préscolaire au secondaire, et qui pourraient aussi être employées au cégep ou même en milieu universitaire et de travail.
Vous dites que les jeunes se retrouvent en situation de handicap face à la nature. Quelles en sont les causes ?
Quand je parle de handicap, je parle d’une absence de compétence. Pas la compétence à recycler ou à remplir une bouteille d’eau réutilisable. C’est la compétence à entrer en relation avec la nature que les jeunes ont perdue.
Les jeunes souffrent d’un grave déficit nature, exacerbé par une dépendance aux écrans. Et dans un contexte de changements climatiques, ils se font répéter, dans les médias, mais aussi à l’école, que l’environnement est un problème à résoudre. Ils le voient donc comme quelque chose qui est à l’extérieur d’eux, un inconnu qui inquiète.
Paradoxalement, l’un des meilleurs antidotes à l’écoanxiété est, selon moi, d’entrer en relation avec le territoire, de réaliser qu’on fait partie du vivant, de construire notre identité écologique. Quand on constate que la nature change, qu’elle s’adapte, qu’elle est résiliente, on se solidarise avec elle.
Vous avez développé des activités pédagogiques pour aider le personnel éducateur et enseignant à « provoquer » la rencontre entre les jeunes et la nature. Pouvez-vous nous donner des exemples d’activités ?
Il s’agit toujours de choisir un lieu à proximité de l’école (forêt, montagne, rivière, parc) que l’on va visiter. Les visites sont précédées d’exercices préparatoires et entrecoupés d’ateliers en classe.
Prenons le cas des élèves d’une classe de français de secondaire 1 qui devaient écrire un texte descriptif concernant un lieu. Or, c’est souvent uniquement sur le plan visuel que les lieux sont décrits. Ce qu’on leur a fait vivre, c’est de découvrir un lieu à l’aveugle. En équipe de deux, un élève avait les yeux bandés et l’autre l’amenait dans un endroit en nature. Puis, le jeune privé de la vue, devait s’enregistrer en train de décrire le lieu via le toucher, l’odorat, l’ouïe, etc. Au début, c’était très difficile et le vocabulaire leur manquait. Il a fallu leur apprendre à entrer en relation avec la nature par l’activation de leurs sens, mais aussi à trouver les mots pour nommer des sons, ses sensations, des textures. En classe, les jeunes ont retranscrit le verbatim de leur enregistrement, puis nous sommes retournés sur le lieu pour le vivre à nouveau et enrichir la description. Le retour a été plus que positif, les élèves ont adoré !
Avec un groupe de secondaires 2, nous avons visité un parc près de l’école et les élèves étaient invités à se promener librement, puis à choisir un arbre qui les interpellait en particulier. Chaque élève a choisi un nom pour son arbre, a été invité à le décrire et à faire des liens avec d’autres expériences vécues en nature.
Puis, ils et elles ont fait une empreinte de l’écorce de l’arbre avec de la résine et, de retour en classe, une sculpture en plâtre. On a observé de près les nervures et les différences entre les écorces, puis on fait des parallèles avec la diversité des corps et des empreintes digitales. Cet exercice a permis de relever plusieurs points communs entre les humains et les arbres.
Ensuite, nous sommes retournés sur le lieu. Les élèves ont retrouvé leur arbre, passé du temps en silence avec lui et décrit ce qu’ils et elles ont ressenti. Plusieurs avaient un attachement très fort à leur arbre ! Cette activité a mobilisé le cours de français, le cours d’arts et le cours de culture et citoyenneté québécoise.
Un autre exemple - celui-ci concernant une classe de jeunes immigrants en intégration linguistique, scolaire et sociale - nous sommes sortis au bord du fleuve. On leur a demandé quelles étaient leurs premières impressions. Un enfant a confié que lorsqu’il regardait le courant, il avait envie d’être dans le fleuve pour aller vers l’océan et retourner dans son pays. Ça lui a permis d’exprimer un mal-être de cette intégration forcée. La relation au territoire permet cette reconnexion avec soi-même.
Comme dernier exemple, je vous parle d’une classe de mathématiques avec laquelle on a fait des statistiques autrement. Le réflexe est souvent d’utiliser la nature pour mesurer la circonférence des troncs ou compter des roches. Mais on peut faire des statistiques plus subtiles et nuancées en calculant la fréquence du vent dans les feuilles ou du passage des nuages devant le soleil qu’on ressent sur notre visage. Dans le cadre du cours sur le concept de graphe, nous avons utilisé de la corde pour créer des réseaux en liant des éléments semblables : tout ce qui est bleu, tout ce qui est mobile. À la fin, on s’est demandé si on pouvait relier ce qui est vivant. La réponse, c’est que tout est vivant, et nous aussi ! Ainsi, on n’a pas utilisé la nature pour faire des mathématiques, mais on a utilisé les mathématiques pour activer des prises de conscience profondes de notre relation au vivant.
Quels sont les bienfaits que vous observez chez les jeunes qui ont participé à vos activités ?
Les jeunes qui entrent en contact avec la nature apprennent à s’arrêter, à prendre le temps de découvrir un lieu qu’ils connaissent sans le connaître profondément. Certains ont reconnu être esclaves de leur téléphone et avoir apprécié de s’en libérer le temps d’une sortie. Parce que la technologie n’est pas utilisée à l’extérieur lors des activités. Il faut avoir les mains libres pour toucher et éviter de voir la nature à travers l’écran.
Les jeunes développent leur empathie envers le vivant et leur écocitoyenneté, c’est-à-dire qu’ils développent en eux ce désir de prendre soin de la nature et de se mobiliser pour la protéger. On parle alors du développement d’une solidarité à l’égard du vivant dans son ensemble. La nature devient une amie avec qui interagir, ils se sentent bien dehors. Ça apporte un sentiment d’unité et d’harmonie qui permet de développer son soi écologique et d’apaiser l’écoanxiété.
C’est également impressionnant de constater à quel point les apprentissages restent, on l’a testé ! Après notre exercice de statistiques, les élèves avaient un taux de réussite de 90 %, qui restait le même deux mois plus tard. La même matière, vue en classe, obtient un taux de réussite de 66 % et chute par la suite.
Les effets dépassent le cadre scolaire et pollinisent leur vie. Plusieurs jeunes qui avaient adopté un arbre y retournent en dehors de l’école.
Y a-t-il aussi des effets bénéfiques sur le personnel enseignant ?
Pour eux et elles aussi c’est une expérience transformatrice. Insécurisante au début, parce que la posture est différente. On part des intérêts des élèves, de leurs questions, on arrime des savoirs à partir de ce qui a été vécu, on apprend ensemble. Et on laisse la nature enseigner. Si on fait l’exercice de décrire une feuille d’arbre en classe, et qu’on répète le même exercice dehors devant la feuille, la différence est incroyable !
Puis, la gestion de classe à l’extérieur est beaucoup plus facile. Tout le monde est plus libre, plus détendu, on lâche prise et on a du plaisir.
Votre vision organique de la pédagogie nature est proche de la pédagogie autochtone. Quels recoupements peut-on faire ?
Absolument, c’est une approche holistique, où l’humain fait partie du vivant au même titre que les autres espèces. D’ailleurs, les noms que les autochtones donnent au lieu sont très souvent associés à une expérience vécue du lieu : un endroit où les rapides sont particulièrement forts, où les poissons abondent, etc.
J’utilise une didactique organique qui se base sur la relation avec les quatre éléments et nos cinq sens. En quoi mon contact avec la nature est-il différent le jour et la nuit, quand il fait soleil ou qu’il pleut, quand je suis malade ou en forme, seule ou en groupe ?
Finalement, on se rapproche de la pédagogie autochtone en utilisant les récits à l’oral pour transmettre les apprentissages, en rassemblant des jeunes de plusieurs niveaux ou en cultivant la gratitude envers le territoire.
En quoi votre approche est-elle différente de la pédagogie en plein air ?
Il faut distinguer l’apprentissage dans la nature (tenir le cours de français à l’extérieur) et l’apprentissage sur la nature (étudier la photosynthèse) de l’apprentissage par la nature. Dans cette troisième voie, qui est celle que j’affectionne, c’est la nature elle-même, et notre relation avec elle, qui nous apprend des choses. Et ça n’empêche pas du tout de faire des liens avec les disciplines et les compétences transversales du programme de formation.
Dans mon approche, j’accorde moins d’importance au fait de connaître le nom d’un arbre qu’au fait de savoir que quand je m’y frotte ou quand j’y grimpe, cette branche craque et son feuillage fait tel bruit. Le savoir est davantage expérientiel qu’empirique. C’est sur cette dimension psychosociale de la relation avec l’environnement et le territoire que je veux travailler.
Où peut-on accéder à votre matériel ?
Un ouvrage détaillant l’approche et les activités, ainsi qu’une série de quatre vidéos explicatives, sont disponibles sur L’École ouverte.
* Le travail de développement d'outils pédagogiques de Virginie Boelen a été rendu possible grâce au soutien du ministère de l'Éducation du Québec.
Venez écouter et poser des questions à Virginie Boelen le 29 octobre prochain pour notre webinaire Écoanxiété: miser sur des actions à notre portée.
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