Tim Gill est reconnu mondialement pour son expertise en matière de « villes pensées pour les enfants » (Child Friendly Cities). Ardent défenseur de la « mobilité indépendante » des jeunes dès 8 ans, ce chercheur et consultant britannique s’intéresse également de près au jeu libre et risqué. Entrevue avec un homme qui dit se lever chaque matin parce qu’il est urgent que nos villes changent de cap. Pour les enfants… et pour nous tous !
100° a rencontré Tim Gill alors qu’il était de passage au Québec. Invité par le Carrefour action municipale et famille, il a notamment prononcé une conférence à Québec, à l’occasion de La grande semaine des tout-petits, puis a fait un saut à Montréal, avant de partir pour Edmonton.
100°. Qu’est-ce qui amène des maires à changer de vision et à envisager leur ville « à hauteur d’enfant » ?
Tim Gill. Il y a bien sûr différentes motivations. Ainsi, Jonathan Cote, le maire de New Westminster, un arrondissement de Vancouver, a trois jeunes enfants et a étudié en urbanisme. Voilà pourquoi, en collaboration avec de nombreux partenaires, New Westminster a mis en place une stratégie municipale axée sur le bien-être global des enfants et des jeunes.
Du côté de Tirana, la capitale de l’Albanie, c’est l’explosion du nombre d’automobiles qui a incité le maire à agir. Pour y arriver, il a mis de l’avant les nombreux problèmes auxquels font face les enfants dans cette ville polluée et congestionnée. Le maire de Bogota, Enrique Peñalosa, s’est également appuyé sur le bien-être des enfants pour justifier la nécessité de transformer cette ville dont la réputation était peu enviable.
Placer le bien-être, le développement et l’avenir des enfants au cœur des préoccupations de la ville est rassembleur d’un point de vue humain, bien sûr, mais permet également d’arrimer plusieurs enjeux majeurs et universels, comme la santé publique, l’urbanisme durable ou encore l’adaptation aux changements climatiques.
« À quoi ressemble une ville durable, prospère et en santé? À une ville conçue à hauteur d'enfant. »
Cette vision est également un catalyseur d’innovation. Par exemple, en 2016, la ville d’Oslo a lancé une application afin que les enfants qui vont à l’école puissent signaler en temps réel les points négatifs de leur parcours. Cette initiative a permis à la ville d’agir rapidement pour sécuriser ou améliorer les trajets des jeunes.
Quelles sont les villes les plus avancées en matière d’aménagements adaptés aux besoins des enfants ?
Vauban, dans la ville allemande de Freiburg, fait figure de modèle : dans ce quartier résidentiel où les habitations ont 4 ou 5 étages, il y a beaucoup de végétation et très peu de voitures. Les espaces entre les bâtiments sont en fait de grands terrains de jeu accessibles à tous. Chaque fois que j’ai visité cet endroit, il y avait beaucoup de gens de tous les âges dehors.
Ça a l’air presque trop beau ! Comment en arriver là alors que nous partons de si loin ?
Vous avez raison, on peut penser qu’une telle conception ou transformation est impossible. Voilà pourquoi je m’intéresse également aux villes qui ont amorcé le processus. Il y a d’ailleurs dans Freiburg le quartier Riesenfeld qui est moins radical. De plus, Rotterdam, classée comme la pire ville des Pays-Bas pour élever des enfants en 2006, a connu des transformations majeures au cours des dernières années, en s’appuyant sur cet enjeu.
« Repenser la ville c'est tenter de rétablir une justice spatiale : à qui appartient le domaine public, qui a le droit de l'utiliser, de l'occuper, d'y jouer ? »
On s’imagine parfois que les villes hollandaises ont toujours été des modèles d’aménagement urbain pour les piétons et les cyclistes, mais ce sont des mobilisations citoyennes autour de la sécurité des enfants en milieu urbain qui, dans les années 1960 et 1970, ont transformé l’environnement bâti.
Mais ici, les décideurs qui veulent donner plus de place aux transports actifs et publics se heurtent souvent à une farouche opposition des automobilistes.
Soyons honnêtes : transformer un quartier en y réduisant l’espace réservé aux autos n’a rien d’évident ! C’est avant tout une question de volonté politique. Waltham Forest, l’arrondissement où j’habite en périphérie de Londres, est un des trois projets pilotes appelés « Mini-Holland », dont l’objectif principal est de favoriser les déplacements à vélo. L’opposition des automobilistes a été très forte, et bien des gens pensaient que le maire se ferait montrer la porte, mais il a été réélu ! La majorité est souvent silencieuse et peut-être que certains automobilistes ont changé d’avis après avoir constaté les améliorations de la qualité de vie dans l’arrondissement.
Et qu’en est-il des budgets ?
Dans le cas des trois projets Mini-Holland, Londres a débloqué de grosses sommes, soit 100 millions d’euros (150 M$ CAN) en tout. Mais une vision claire et une planification soignée peuvent permettre la mise en place d’aménagements qui améliorent la qualité de vie des enfants sans faire exploser les dépenses d’infrastructures. Oslo a investi 347 000 euros (500 000 $ CAN) dans l’application Trafikk Agenten : c’est un très bon rapport coûts-bénéfices !
Et il faut voir plus loin. Par exemple, New Westminster est le seul arrondissement de Vancouver où le nombre d’inscriptions à l’école a augmenté plutôt que diminué au profit de la banlieue. Le pouvoir d’attraction ou de rétention des familles est un enjeu financier très important pour toutes les municipalités.
La réduction des coûts de santé est aussi à prendre en considération lorsqu’on réduit le nombre d’accidents et qu’on permet aux citoyens d’être plus actifs. Ainsi, une récente étude comparative a démontré que, dans les quartiers Mini-Holland de Londres, les déplacements à vélo et à pied avaient augmenté, alors qu’ils avaient stagné dans les autres quartiers. Et ce, dès la première année !
Je m’intéresse aussi à l’initiative de Paris, qui, dans le cadre de sa stratégie de résilience, prévoit de déminéraliser en partie les cours d’école, dans le but de lutter contre les îlots de chaleur.
Par où doivent commencer les décideurs qui veulent transformer leur ville ?
Une fois que la municipalité s’est clairement et sincèrement positionnée en faveur d’un environnement bâti axé sur les besoins des enfants, la réalisation d’un projet pilote dans un quartier résidentiel est la meilleure tactique pour faire bouger les choses. La motivation des acteurs municipaux est une des clés du succès, ainsi que l’embauche ou l’assignation d’une personne dédiée spécifiquement au projet. Il ne faut surtout pas sous-estimer l’importance de former LA bonne équipe quand on veut changer les perceptions et les pratiques qui prévalent depuis des décennies.
Parlant de perceptions, vous soulignez l’importance du jeu libre et risqué dans le développement des enfants.
Mon opinion se résume ainsi : si les enfants n’étaient pas intrinsèquement attirés par l’incertitude et le risque, ils n’apprendraient jamais à marcher et encore moins à faire de la bicyclette ! Ils ont besoin de prendre des risques pour en être conscients. Comprenons-nous : ça ne veut pas dire qu’il faut rendre les terrains de jeux plus dangereux… Ça veut dire qu’il faut les rendre moins stériles, plus propices aux jeux initiés par les enfants : des troncs de bois, des roches à escalader, des matériaux recyclés sont beaucoup mieux adaptés au désir d’aventure des enfants de plus de 6 ans. Il n’y a pas plus d’accidents dans ce genre de terrains que dans les autres.
« Le risque et l’incertitude dans les jeux des enfants, c’est aussi naturel et normal que le sang qui coule dans leurs veines. »
Vous insistez aussi beaucoup sur la mobilité indépendante des enfants : à quel âge peut-on laisser un enfant se déplacer seul ?
Tout est une question de norme sociale sur ce point. En Suisse, les parents qui ne laissent pas leurs bambins de 4 ans aller seuls à la garderie près de chez eux se font regarder de travers… C’est impensable en Amérique du Nord ! De façon générale, la mobilité indépendante des enfants a considérablement reculé partout dans le monde occidental. Pour ma part, je considère qu’entre 8 et 12 ans est un bon âge pour que les enfants commencent à acquérir cette mobilité : laissons-les progressivement relever des défis, se perdre, se retrouver, résoudre des situations non prévues durant leurs déplacements. À l’adolescence, c’est beaucoup moins favorable, parce que trop de choses arrivent en même temps : l’école secondaire, la puberté, etc.
Mais, cette mobilité indépendante n’est-elle pas justement liée à l’environnement bâti ?
Nous voilà revenus au point de départ de notre conversation ! Si nous voulons voir grandir des enfants en bonne santé physique et mentale, nous devons leur offrir des environnements qui leur permettent de développer leur plein potentiel de façon sécuritaire. Si la norme du bâti change, la norme sociale va suivre. Ne pointons pas du doigt les parents qui tiennent à protéger leurs enfants, offrons-leur plutôt des rues, des parcs et des aménagements dans lesquels ils seront à l’aise de les laisser jouer librement et se déplacer de façon indépendante.
Note. Tim Gill écrit régulièrement dans son site internet Rethinking Chilhood. En 2018, il a produit un rapport intitulé Playing it Safe? A global white paper on risk, liability and children’s play in public space, pour le compte de la Bernard van Leer Foundation. En 2017, il a rédigé la préface du rapport Cities Alive: Designing for Urban Childhoods.