Dans mon plus récent billet, je me suis penchée sur l’approche Vision Zéro selon laquelle « la vie humaine n’a pas de prix, et, puisque les accidents de la circulation sont évitables, alors aucun d’entre eux n’est acceptable ». Née en Suède, cette Vision Zéro est maintenant adoptée par un nombre toujours plus grand de villes, au Canada comme au Québec. Cela m’étonne, mais surtout me rassure quant à notre capacité d’innover en sécurité routière.
Cela dit, au-delà des énoncés de principe, aussi nobles soient-ils, ce qui importe, d’abord et avant tout, c’est leur mise en application. À ce titre, la transposition du modèle suédois jusque dans notre contexte nord-américain exige des ajustements. Ne serait-ce qu’au chapitre de la forme urbaine et de la densité de population, les réalités sont fort différentes entre l’Europe et l’Amérique. Qu’à cela ne tienne, plusieurs villes et régions rurales nord-américaines ont tenté, ces dernières années, d’adapter l’approche Vision Zéro, et avec succès ! Nous avons donc l’occasion de nous inspirer de leurs réussites tout comme d’éviter certaines de leurs erreurs. Et puisque, en ces matières, la diffusion de l’information joue un rôle crucial, je me suis en partie inspirée de documents hébergés sur le portail Vision Zero Network, aux États-Unis, ainsi que sur celui de Parachute et du Centre d’écologie urbaine de Montréal, au Canada, pour vous présenter ce qui, à mes yeux, représente les quatre clés du succès pour une implantation de la Vision Zéro.
1 - Développer un nouveau savoir-faire en sécurité routière
La gestion de la circulation dans les pays développés passe essentiellement par une culture du « niveau de service », où la fluidité et la vitesse des déplacements sont prioritaires. Adopter une approche Vision Zéro nécessite de changer ce paradigme pour lui substituer une culture de « prudence ». En vertu d’une telle vision, la performance du réseau routier sera désormais mesurée par des indicateurs de sécurité routière (par exemple : une réduction du nombre de blessés sur une base annuelle) plutôt que de fluidité. Cela exige bien sûr des changements majeurs dans la façon de concevoir le système de transport.
À l’heure actuelle, les villes qui connaissent le plus de succès dans l’application de telles mesures sont celles qui n’ont pas hésité à encourager leurs employés à s’inspirer des meilleures pratiques venant de partout dans le monde et à proposer de nouvelles configurations du réseau, entre autres, par la mise en place de projets pilotes. À ce chapitre, la phase de « test » d’un projet-pilote demeure la meilleure façon d’innover, tout en minimisant les coûts, même si souvent il s’agit d’une tâche de longue haleine ! Dans le cas de la ville de New York, ce travail préparatoire a débuté au moins une décennie avant l’adoption formelle de la Vision Zéro. En outre, plusieurs sont d’avis que l’adhésion de la majorité à une telle vision est facilitée lorsque les employés sont prêts à tenter de nouvelles façons de faire, et qu’ils communiquent leurs résultats à la communauté. Ce qui nous conduit à la seconde clé.
2 - Impliquer tous les acteurs du milieu sous un leadership fort
Selon Cathy Tuttle, de l’OSBL Seattle Neighborhood Greenways, le succès de la Vision Zéro repose sur l’implication du plus grand nombre d’acteurs. Ainsi la coordination des efforts entre les 4 « P » de la Vision Zéro expliquerait en grande partie le succès obtenu par sa ville :
- Un appui fort des Pouvoirs locaux : les politiciens doivent porter la vision en tout temps. L’appui fort des maires de grandes villes, comme Toronto, New York, ou Washington a joué un rôle déterminant à ce chapitre.
- La fonction Publique : les forces policières, les directions de santé publique, mais aussi les divers services au sein des villes (ingénieurs à la circulation, urbaniste, etc.) sont aussi des acteurs incontournables. Leur implication est essentielle durant chacune des étapes d’un plan Vision Zéro, non seulement pour développer un vocabulaire commun, mais aussi pour s’assurer de la faisabilité des actions.
- Une diffusion sans équivoque par la Presse: les journalistes locaux et régionaux sont les meilleurs porte-voix pour relayer le message aux autres acteurs, à condition que le vocabulaire touchant les questions de sécurité routière soit bien assimilé de part et d’autre.
- La Population : qu’elle soit organisée en groupe de défense ou représentée par de simples citoyens, on doit l’écouter. Sa connaissance du terrain doit être mise à contribution. Il est d’ailleurs bien documenté que l’implication du voisinage, lors de projet-pilote, facilite grandement l’adhésion au changement. Les juridictions qui sont à l’écoute de leurs citoyens et qui font preuve de transparence récoltent plus d’appuis durant la mise en branle de leur plan d’action.
3 - Rédiger un plan d’action clair incluant de la rétroaction
Un empressement trop grand à s’inscrire dans une démarche Vision Zéro donne souvent lieu à des initiatives qui demeurent limitées, tant dans leurs actions que leurs résultats. Bref, il ne faut pas brûler les étapes. L’affirmation sans équivoque d’une vision générale représente donc la première étape que doit franchir toute juridiction désireuse de changer ses manières de concevoir la sécurité routière sur son réseau.
Afin de réussir la mise en place de tels changements, il faut s’assurer que chaque acteur comprenne bien son mandat. Et cela passe par l’élaboration d’un plan d’action clair à court terme. Ce dernier devrait permettre de calibrer chaque action sur la base de données probantes et d’inclure des indicateurs afin de mesurer les progrès accomplis. Par exemple, certaines villes ayant ciblé des zones prioritaires d’intervention sont désormais capables d’en mesurer les progrès après seulement quelques années. C’est le cas de San Francisco qui, dès le départ, a documenté les portions de son réseau routier à fort risque de blessures (70 % des blessés graves et des morts étaient recensés sur seulement 12 % du réseau routier de la ville). Ce « high injury network » est alors devenu le territoire de référence pour mener des interventions et dresser des bilans. Une approche semblable se dessine à Montréal, qui a déjà ciblé les intersections et les artères les plus dangereuses où il faut intervenir en priorité.
La mise en œuvre du plan d’action doit aussi être soutenue par une large coalition d’acteurs, notamment les urbanistes, ingénieurs et chargés des communications qui œuvrent au sein des administrations municipales. Il est à noter que les communications jouent un rôle particulièrement important lors de la phase de rétroaction, essentielle pour s’assurer d’un appui du public. Un plan de communication à court, moyen et long terme permet de maintenir les ponts avec le grand public tout au long du processus.
4 - Se donner les moyens de nos ambitions
Dans bien des domaines, l’argent demeure le nerf de la guerre. C’est aussi vrai lorsqu’il est question d’innover et de sortir des sentiers battus afin d’améliorer le réseau routier. La Vision Zéro implique en outre de mettre fin au travail en « silo », ce qui représente probablement le plus grand défi pour plusieurs juridictions, à la fois en termes de ressources humaines et budgétaires. La ville de Los Angeles vient d’ailleurs de proposer une autre façon de fonctionner : elle accorde la possibilité à ses différents services de demander des budgets conjoints pour des projets spécifiques en lien avec le plan Vision Zéro local. C’est assurément une voie intéressante à explorer.
À vos marques, prêts, partez !
Je crois qu’il est important de rappeler que l’argent alloué au réseau routier, chaque année, par les divers paliers de gouvernement, représente des sommes importantes souvent investies dans des projets qui durent des décennies. Donc, profiter des travaux de réfection du réseau pour proposer de nouveaux aménagements harmonisés avec une culture de sécurité routière, et non de fluidité automobile, est non seulement faisable, mais souhaitable. Et s’il revient à tous les acteurs du milieu de se mobiliser pour y parvenir, de tels changements passent inévitablement par la vision claire de leaders convaincus.
Les quatre clés du succès d’une approche Vision Zéro en sécurité routière, décrites ici, représentent autant d'occasions de faire les choses autrement dans nos communautés. Cela dit, il ne faut pas croire que la mise en place de tels changements puisse se faire rapidement dans des organisations aussi complexes que les villes. Ce qui devrait nous guider ici, c’est la fameuse fable de La Fontaine, Le lièvre et la tortue : Rien ne sert de courir ; il faut partir à point !