Mobilité durable

Le difficile partage des rues en Amérique du Nord

Le difficile partage des rues en Amérique du Nord

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Il y a trois ans, brusquement, nos vies ont basculé. En raison de la pandémie, les citadins se sont vus confinés à la maison et tenus de conserver une distance de deux mètres lorsqu’ils déambulaient dans les rues. Rapidement, les autorités municipales ont pris des mesures, dans les quartiers denses, pour allouer plus d’espaces aux piétons. Des changements fort appréciés sur le coup. Or, chassez le naturel, il revient au galop.

Cela fait maintenant un siècle que les villes nord-américaines se soumettent au règne sans partage de la voiture automobile. Pourtant, cette domination n’était pas acquise avant les années 1920. Loin d’être la bienvenue, l’automobile était considérée comme une intruse. D’ailleurs, bien des autorités municipales cherchaient, par tous les moyens, à brider son utilisation en milieu urbain, notamment en limitant sa vitesse.

Évidemment, à l’époque, la vitesse de pointe la plus élevée correspondait au galop du cheval. Ce qui, en ville, se voyait rarement. Les citadins étaient plutôt habitués au rythme lent des voitures hippomobiles. Bref, en 1920, l’industrie automobile se retrouve à la croisée des chemins. Elle comprend que, pour survivre, il lui faut coûte que coûte s’imposer. Et, pour y parvenir, elle va tout simplement remettre le piéton à sa place.

Ainsi, dans le cadre d’une campagne publicitaire bien orchestrée, l’industrie automobile va notamment créer le mot jaywalker pour fustiger ces piétons irresponsables qui mettent leur propre vie en péril simplement parce qu’ils traversent la rue n’importe où et n’importe quand. Rapidement, des villes comme Los Angeles vont procéder à une révision radicale des règlements de la circulation. À partir de là, les autorités vont imposer aux piétons l’obligation de traverser une rue seulement aux intersections et au moment où on leur en accorde la permission.

Partage de la rue

Retour vers le futur

Un siècle plus tard, à cause de la pandémie, les rues désertées par les automobilistes ont été prises d’assaut par des piétons en quête d’espaces de rencontre sécuritaire. Petit à petit, des rues piétonnes ont fait leur apparition, puis des rues partagées, des rues apaisées, des rues lentes, etc. Les restaurants ayant pignon sur rue ont ouvert leurs tables jusque sur la chaussée, tout comme les étals et les présentoirs des boutiques. En l’espace de quelques mois, la vie urbaine prenait des allures foraines.

La plupart des mesures mises en place par les municipalités, souvent dans la précipitation, voire l’improvisation, étaient déjà connues. Depuis longtemps, des urbanistes et des organismes, qui militent en faveur de milieux de vie à échelle humaine, réclamaient une réallocation de l’espace public au profit des piétons et des adeptes du transport actif. Or, malgré les succès de rares projets pilotes, les municipalités étaient jusque-là demeurées frileuses à leur égard, redoutant d’empiéter sur les sacro-saints privilèges des automobilistes.

La pandémie, par ses impacts disruptifs, aura eu le mérite de transformer une bonne partie de la trame urbaine en expérience de laboratoire à grande échelle. Ce qui a permis d’établir d’éloquentes preuves de concept. Par exemple, la piétonnisation saisonnière de certaines artères commerciales a remporté un tel succès, souvent à la grande surprise des commerçants eux-mêmes, que de telles initiatives ont été reconduites les années suivantes en dépit du relâchement des contraintes sanitaires.

Partage de la rue

Le retour du balancier

Flairant un changement de paradigme, certaines autorités municipales se sont même enhardies et ont multiplié les initiatives dont certaines, il faut l’admettre, étaient beaucoup moins heureuses que d’autres. Ces expériences, au succès mitigé, ne sont sans doute pas étrangères à un retour du balancier dans le contexte post-pandémique, bien qu’elles n’en soient pas entièrement responsables. Car les tenants du tout à l’auto n’ont pas dit leur dernier mot.

Ainsi, les pistes cyclables, qui se sont multipliées durant la pandémie sans susciter de débat, polarisent soudain les communautés. Et les mêmes vieux arguments refont surface. Parmi les plus notoires, citons cette fameuse crainte exprimée par les commerçants et selon laquelle la disparition de cases de stationnement, au profit de pistes cyclables, diminue l’achalandage de la clientèle, alors que c’est tout le contraire.

Un peu partout, aux États-Unis, des voix s’élèvent donc pour réclamer un retour à la normale, alors que les partisans de villes à échelle humaine craignent justement ce retour à l’anormal. Un des lieux emblématiques de ce combat d’arrière-garde est situé dans le Golden Gate Park, à San Francisco. En effet, au cours de la pandémie, les autorités municipales ont rebaptisé un tronçon de la John F. Kennedy Drive, qui traverse le parc, en JFK Promenade, puisqu’elle s’est transformée en une oasis sans voiture sur environ 2 km.

Récemment, des opposants de la JFK Promenade sont montés aux barricades. Ils refusent que des initiatives, issues de la pandémie, et qu’ils jugent donc temporaires, deviennent permanentes. Selon eux, les routes ont été construites pour les voitures, pas pour les piétons ni les cyclistes. Heureusement pour la JFK Promenade, lors des scrutins de novembre 2022, 60 % des électeurs se sont prononcés en sa faveur. Dans un pourcentage similaire, les gens ont aussi voté pour l’interdiction du retour des voitures sur un tronçon de la Great Highway, une autre route populaire partiellement fermée au début de la pandémie.

Le cas de la JFK Promenade illustre un changement de mentalité chez une bonne partie de la population de San Francisco. Mais pour les défenseurs de villes à échelle humaine, la bataille est loin d’être gagnée. À Oakland, tout à côté de San Francisco, les autorités municipales ont dû faire marche arrière et abandonner un projet qui visait à transformer des dizaines de kilomètres de rues en artères sans voiture. La Ville entend plutôt relancer une version atténuée de ses rues lentes.

Il faudra donc être patient et tolérer que les changements se produisent lentement. Après tout, même une pandémie ne peut pas annuler d’un seul coup un siècle entier de dépendance à l’automobile. Mais la preuve est maintenant faite : nous ne sommes pas obligés de vivre comme ça.

Source : Inside the movement to remake America’s city streets

Partage de la rue

Le saviez-vous ?

Le mot jaywalking vient de jay, un terme péjoratif désignant une personne peu instruite. Donc, jaywalking sert à décrire l’action de traverser une rue de manière imprudente ou non réglementaire. Au fil du temps, ce comportement, associé à un manque d’éducation, s’est vu sanctionné par les autorités. Or, l’État de la Californie vient enfin d’assouplir sa réglementation en la matière. Un siècle après l’apparition de ce mot.

Et ce ne sont pas seulement les piétons qui ont été mis au pas par l’industrie automobile au tournant des années 1920. Les trottinettes aussi. Des trottinettes alors munies d’un moteur à explosion. Bien sûr, elles étaient lourdes, bruyantes et nauséabondes. Toutefois, elles représentaient une réelle option au transport collectif et à la voiture automobile, notamment pour les femmes. Mais, les automobilistes, qui percevaient ces petits engins comme des nuisances, n’ont pas voulu leur céder d’espace sur la chaussée, considérée comme leur propriété. Et sans que l’on puisse établir de lien de causalité, il semble bien que la hausse de la limite de vitesse aurait correspondu à la disparition de ces trottinettes motorisées qui ne pouvaient dépasser les 30 km/h. Un siècle plus tard, au tour des trottinettes électriques de prendre leur revanche.

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