Le sort du projet de loi fédéral S-228, qui vise à limiter la publicité d’aliments et de boissons riches en sel, en sucre ou en gras saturés ciblant les enfants de 12 ans et moins, est entre les mains des sénateurs depuis trop longtemps. La société civile doit désormais les rappeler à leurs devoirs. La santé de nos enfants en dépend.
Cela fait bientôt un an que l’adoption finale du projet de loi S-228 est sans cesse reportée à la chambre haute. La situation est d’autant plus paradoxale que ce projet de loi a été déposé par l’ex-sénatrice conservatrice Nancy Greene Raine, en septembre 2016, et qu’il a été adopté à l’unanimité par les membres du Sénat ! Ensuite envoyé à la Chambre des communes, S-228 était approuvé en troisième lecture par la majorité des députés, le 28 septembre 2017…
« Il y a du sable dans l’engrenage, s’inquiète Kevin Bilodeau, directeur des relations gouvernementales chez Cœur+AVC. Il faut que le projet de loi reçoive la sanction royale avant l’été, sinon, S-228 va se retrouver dans les limbes, alors que l’on se rapproche de l’échéance électorale. Il n’est pas acceptable que les enfants fassent les frais d’enjeux de partisanerie politique et de pressions des lobbyistes de l’industrie. »
Directrice de la Coalition québécoise sur la problématique du poids, Corinne Voyer partage la même inquiétude, voire la même stupéfaction. « La Stratégie canadienne en matière de saine alimentation était pourtant très cohérente, rappelle-t-elle. Tout était lié. On avait, d’abord, la refonte du Guide alimentaire canadien, qui devait être suivi par l’étiquetage sur le devant de l’emballage, et ensuite l’encadrement de la publicité qui cible les enfants. Or, justement, nous misons beaucoup sur ce dernier élément, car il permettrait d’accroître la protection dont bénéficient déjà les jeunes Québécois. »
L’exception québécoise
En effet, depuis 1980, le Québec se distingue en matière de protection des enfants, avec sa Loi sur la protection du consommateur, puisque, en vertu des articles 248 et 249, la publicité à des fins commerciales destinée aux enfants est interdite, sans égard au type de produits, qu’il s’agisse de jouets ou d’aliments. Toutefois, elle comporte des exceptions, car elle ne s’applique pas aux étalages, aux emballages, aux présentoirs et aux vitrines. Cela permet à l’industrie alimentaire de mousser ses produits, notamment dans les épiceries, magasins et pharmacies, auprès des enfants avec des emballages et des présentoirs aux couleurs vives et affichant des personnages amusants.
« Au palier fédéral, explique Corinne Voyer, la situation est différente de la nôtre, mais complémentaire. Ainsi, puisque la loi relève de la ministre de la Santé, la réglementation ne pourrait s’appliquer que sur les aliments trop riches en sucre, sel ou gras. Et ça, c’est en vertu du fait que Santé Canada a pu faire la démonstration, preuves scientifiques à l’appui, que la publicité de ces aliments malsains occasionne un tort à la santé des enfants. Parce qu’elle influence leurs choix, leurs préférences en matière d’alimentation, ce qui entraîne des impacts néfastes sur leur santé. »
« Autrement dit, poursuit Corinne Voyer, le fédéral ne peut pas, comme chez nous, interdire la publicité sur les jouets. Par contre, sa loi pourrait encadrer toute forme de publicité en matière d’aliments malsains ciblant les enfants, et ce, sans aucune exception. Cela représenterait un gain important pour le Québec, car nous pourrions enfin faire le ménage dans nos épiceries et les restaurants de malbouffe et autres lieux familiaux. »
Publicités tous azimuts
« Voilà que les stratèges de l’industrie s’attaquent aux plus vulnérables, nos enfants, une génération de futurs consommateurs. La tactique est fort simple : fidéliser le consommateur dès son jeune âge et influencer ses habitudes de consommation tout au long de son existence. » - Dre Julie St-Pierre
« Vous savez, raconte Kevin Bilodeau, je suis de cette génération de Québécois qui n’a jamais vu de personnages de bandes dessinées faire, à la télé, de la réclame pour des céréales ou des bonbons. Alors, imaginez le choc quand une personne comme moi visite d’autres provinces et qu’elle découvre de la publicité de restauration rapide jusque dans les écoles primaires ! »
En 2017, afin de mieux documenter le phénomène, Cœur+AVC mandatait la chercheuse Monique Potvin Kent, de l’École d’épidémiologie et de santé publique de la Faculté de médecine de l’Université d’Ottawa, pour qu’elle évalue l’exposition des jeunes Canadiens aux publicités de l’industrie. Celle-ci s’est alarmée de constater, entre autres, que les enfants, qui sont adeptes des médias sociaux, visionnent, en moyenne, 111 publicités de malbouffe par semaine. Au bout d’une année, cela totalise 5 772 incitations à consommer des aliments trop riches en sucre, en sel ou en gras. De plus, elle a pu montrer que, seulement en fréquentant les 10 sites Web les plus populaires, nos enfants de 2 à 11 ans avaient vu, cette année-là, plus de 25 millions de publicités de boissons et d’aliments qui, à 93 %, faisaient la promotion de produits malsains !
Les arguments alternatifs
« Malheureusement, l’industrie ne se contente pas de cibler uniquement les jeunes, se désole Kevin Bilodeau. « Pour s’assurer d’avoir les coudées franches en matière de publicité, elle pratique la désinformation afin de saboter le projet de loi S-228. Misant sur la peur, elle brandit des épouvantails afin de laisser entendre que si la loi est sanctionnée, ses membres ne pourront plus faire de commandites auprès de jeunes équipes de sport amateur. C’est totalement inexact, même si malheureusement ce mythe circule aussi dans les corridors du Sénat. »
Corinne Voyer s’étonne aussi de constater qu’une telle légende urbaine continue de se propager. « Ce n’est pas dans les plans du législateur de couvrir la commandite du sport amateur, souligne-t-elle. Au fédéral, ils ont plutôt choisi de surveiller les différentes pratiques de commandites sportives et de réfléchir aux options d’intervention avant d’interdire la publicité aux enfants auprès des ligues sportives. Comme plusieurs équipes reçoivent du financement de compagnies alimentaires, il faudra des solutions de remplacement pour ne pas nuire à la pratique d’activité physique. Chaque chose en son temps. La Coalition Poids recommande toutefois de s’inspirer de la Loi québécoise et de s’assurer que la commandite se fasse de façon sobre. »
Appel à l’action
Cœur+AVC lance, aujourd’hui même, une plateforme web automatisée à l’usage des citoyens pour que, en entrant simplement leur code postal et leur nom, ils puissent envoyer une lettre signée qui sera directement acheminée au sénateur de leur région. Une lettre qui, entre autres, stipule que : « Le projet de loi S-228 constitue un remarquable exemple de prévention en amont, car il contribue à ouvrir la voie à un avenir en santé pour les enfants au Canada et à favoriser la durabilité du système de soins de santé ».
Or, les sénateurs n’étant pas élus, mais nommés, on pourrait douter de l’efficacité d’une telle stratégie. Conscient de cela, Kevin Bilodeau demeure toutefois convaincu de la pertinence de la démarche. « Les sénateurs ne peuvent pas ignorer que l’industrie cherche à accaparer un maximum de profits tout en faisant reposer sur la société l’immense fardeau des coûts de santé qui sont associés à la mauvaise alimentation. Mais surtout, ajoute-t-il, pour certains d’entre eux, ce sont des parents et, le plus souvent, des grands-parents. Ils ne peuvent pas ignorer non plus qu’il est de leur devoir de protéger tous nos enfants. »