Au cours des trois dernières années, le système alimentaire mondial a fait l’objet de plusieurs rapports étoffés qui établissent clairement que la production, la commercialisation et la consommation des aliments, telles que pratiquées actuellement, mettent la santé des humains et de la planète en danger. Bref, il est minuit moins une… Voici des extraits de 3 rapports majeurs, dont une version résumée est disponible en français.
Selon les dizaines d’experts qui se sont penchés sur les impacts graves du système alimentaire sur notre santé et sur la planète, des solutions existent. Mais elles sont radicales, parce qu’elles impliquent de profonds changements aux niveaux mondial, international et national, particulièrement au sein des gouvernements, des accords de commerce et de l’industrie agroalimentaire. Elles sont aussi urgentes.
Avons-nous le choix ? Non, répondent les auteurs des rapports du Global Panel on Agriculture and Food Systems for Nutrition (GLOPAN, 2016), de la EAT-Lancet Commission (janvier 2019) et de l’International Panel of Experts on Sustainable Food Systems (IPES, février 2019).
GLOPAN : l’urgence de renverser les tendances actuelles par une action concertée
Publié en septembre 2016, le rapport Systèmes et régimes alimentaires : Faire face aux défis du 21e siècle est un vibrant appel à l’action qui s’adresse aux dirigeants du monde et à leurs gouvernements. Bien que ce document mette l’accent sur les pays à revenu faible et intermédiaire, ses auteurs sont catégoriques : « à moins que les décideurs politiques n’agissent fermement pour contrôler le surpoids, l’obésité et les maladies liées à l’alimentation, et qu’ils accélèrent les efforts pour réduire la sous-nutrition, tous les pays paieront le prix fort en termes de mortalité, de santé physique, de bien-être psychologique, de pertes économiques et de dégradation de l’environnement. »
Les systèmes alimentaires en particulier doivent être maîtrisés de façon à ce qu’ils nourrissent les individus plutôt que de simplement leur donner à manger.
Parmi les 10 recommandations de ce rapport, je retiens les 3 suivantes, sur lesquelles travaillent plusieurs organisations canadiennes, comme le Réseau pour une alimentation durable et le projet Nourrir la santé, porté par la Fondation McConnell :
- Considérer comme une priorité élevée la mise en place de politiques régulant la formulation, l’étiquetage, la publicité, la promotion et la taxation des produits alimentaires. Ces politiques sont nécessaires pour dissuader les entreprises de consacrer des ressources à des types de transformations nuisant à la qualité de l’alimentation.
- Casser les barrières associées à l’ancienne répartition des responsabilités juridictionnelles au sein de nombreux gouvernements, c’est-à-dire entre l’agriculture, la santé, la protection sociale et le commerce. L’élimination de ces barrières est essentielle pour agir sur les systèmes alimentaires de façon intégrée, efficace et documentée (accès aux données).
- Institutionnaliser les régimes alimentaires de bonne qualité à travers le pouvoir d’achat du secteur public. Offrir des repas sains dans les écoles, les hôpitaux, les forces armées et le système carcéral peut modeler les normes et inciter les fournisseurs et les entreprises à ajuster leurs chaînes de valeur (définition ici) en conséquence.
Ce rapport a été financé par la Fondation Bill et Melinda Gates et le Ministère Britannique pour le Développement International.
- Rapport complet en anglais : Food Systems and Diets : Facing the Challenges of the 21st Century
- Résumé en français : Systèmes et régimes alimentaires : Faire face aux défis du 21e siècle
EAT-Lancet Commission : les aliments constituent un lien inextricable entre la santé humaine et la durabilité de l’environnement
Le rapport de la EAT-Lancet Commission, publié le 19 janvier dernier est le résultat de trois années de travail. Les 37 experts ayant signé ce document tentent de répondre à la question suivante : « Comment nourrir de façon saine et durable 10 milliards d’humains en 2050 ? » Réponse courte : le système alimentaire mondial doit fonctionner dans les limites de la santé humaine et de la production alimentaire, ce qui exige des changements majeurs basés sur des objectifs scientifiques clairs.
La EAT-Lancet Commission enjoint les décideurs de passer à l’action de toute urgence en fonction de 2 cibles scientifiques : des régimes sains et une production alimentaire durable.
Pour arriver à ces 2 cibles, la commission a déterminé 5 stratégies :
1. Un engagement international et national pour une transition vers une alimentation saine. Cette transition exige une augmentation générale de la consommation d’aliments à base de plantes – y compris fruits, légumes, noix, et grains entiers – tout en limitant considérablement la consommation de viande, principalement dans les pays les plus développés.
Le diagramme ci-dessous est une illustration frappante du déséquilibre entre les habitudes alimentaires des Nord-Américains et une alimentation saine. Les plus petits triangles représentent TOUS des aliments dont il faut encourager la consommation selon la Commission EAT-Lancet. Les plus grands triangles représentent des aliments optionnels (oeufs, volaille, produits laitiers) ou dont il faut limiter la présence dans nos assiettes. Espérons que le tout nouveau guide alimentaire canadien, qui constitue un virage remarquable, contribuera à des changements majeurs du contenu de nos repas !
2. Réorienter les priorités agricoles pour que la production soit axée sur la qualité plutôt que sur la quantité. Par exemple, les politiques agricoles et marines doivent viser à améliorer la biodiversité plutôt que de viser uniquement à augmenter le volume d’un faible nombre de cultures, dont une grande partie est actuellement utilisée pour l’alimentation animale.
3. Intensifier la production alimentaire durable pour augmenter la production de haute qualité. Pour atteindre des émissions négatives au niveau mondial conformément à l’Accord de Paris pour le Climat, le système alimentaire mondial doit devenir un puits net de carbone (c’est-à-dire qui absorbe plus de carbone qu’il n’en émet) dès 2040.
4. Une gouvernance stricte et coordonnée des terres et des océans.
5. Réduire au moins de moitié les pertes et les déchets alimentaires, conformément aux Objectifs de Développement Durable des Nations Unies.
Vous trouvez ces objectifs trop ambitieux ou irréalistes ? Les auteurs de ce rapport sont catégoriques : « Les opposants (…) soutiendront que les actions que nous proposons sont prématurées ou doivent être laissées aux dynamiques sociopolitiques existantes. Nous réfutons ces arguments, car les données sont à la fois suffisantes et suffisamment solides pour justifier une action immédiate. Tout retard ne fera qu’augmenter l’éventualité de conséquences graves, voire catastrophiques ».
La Commission a également analysé l’impact potentiel de ces changements vers des régimes sains alimentaires sur la mortalité liée à l’alimentation et déterminé qu’ils pourraient prévenir environ 11 millions de décès prématurés par an chez les adultes, ce qui représente entre 19 % et 24 % du nombre total de décès chez les adultes.
EAT est une fondation internationale à but non lucratif créée par la Stordalen Foundation, le Stockholm Resilience Centre et le Wellcome Trust dans le but de catalyser une transformation du système alimentaire.
- Rapport de synthèse en français : Une alimentation saine issue de production durable Alimentation – Planète – Santé.
- Rapport complet en anglais : Food in the Anthropocene: the EAT–Lancet Commission on healthy diets from sustainable food systems
- Documents de 2 pages (en anglais) s’adressant spécifiquement aux villes, aux décideurs politiques, aux agriculteurs, aux professionnels de la restauration, aux professionnels de la santé et à chacun de nous.
Une politique alimentaire révolutionnaire pour l’Union européenne
Alors que la publication de la Politique alimentaire du Canada est imminente, l’International Panel of Experts on Sustainable Food Systems vient tout juste de dévoiler un document remarquable intitulé Vers une politique alimentaire commune pour l’Union européenne – Les réformes et réalignements politiques nécessaires pour construire des systèmes alimentaires durables en Europe.
Ce rapport s’appuie sur un processus d’intelligence collective qui a rassemblé plus de 400 agriculteurs, entrepreneurs du secteur agroalimentaire, acteurs de la société civile, chercheurs et décideurs politiques. Et je peux vous dire qu’il « brasse » le statu quo avec une vigueur surprenante.
Quelques exemples :
- Des programmes ambitieux de lutte contre l’obésité coexistent aux côtés de politiques agrocommerciales qui sont une « prime à la malbouffe ». Les réformes les plus ambitieuses ne pourront aboutir que si les processus décisionnels s’affranchissent de la pression des lobbies.
- Au lieu de se concentrer principalement sur la réglementation des marchés et le soutien aux agriculteurs par le biais d’instruments politiques européens normalisés, l’UE doit trouver des moyens pour encourager les initiatives alimentaires locales qui contournent de plus en plus les marchés et les chaînes d’approvisionnement conventionnels.
- Une Politique alimentaire commune serait conçue pour mettre en cohérence différentes politiques, établir des objectifs communs et éviter les compromis et les coûts occultés (soit les « externalités »). En d’autres termes, elle apporterait des avantages majeurs aux populations et à la planète, et finirait par s’autofinancer.
Selon les estimations, les importations de l’UE représentent près d’un quart des échanges mondiaux de soja, de viande rouge, de cuir et d’huile de palme – et résultent des activités de déboisements illégaux dans les tropiques. (...) En d’autres termes, l’UE externalise de plus en plus l’empreinte environnementale de ses systèmes alimentaires.
Le principal auteur de ce rapport est Olivier De Schutter, un juriste belge qui a été le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation entre 2008 et 2014.
The Lancet revient à a charge !
Je termine avec un rapport (unilingue anglais) publié le 27 janvier dernier soit quelques jours après celui de la Commission EAT-Lancet. Les auteurs de ce document, intitulé The Global Syndemic of Obesity, Undernutrition, and Climate Change: The Lancet Commission report, recommandent de :
- Limiter l’influence politique néfaste de l’industrie alimentaire (Big Food).
- Détourner les généreuses subventions gouvernementales des produits malsains pour les consacrer à des solutions durables.
- Favoriser le travail des représentants de la société civile afin de briser l’inertie politique qui règne depuis des dizaines d’années.
Les chercheurs exhortent notamment les gouvernements à réglementer pour forcer l'amélioration de la composition des aliments (réduction de la teneur en sucre et en sel par exemple), l’étiquetage et le marketing ciblant les enfants. En effet, ils affirment que, non seulement les initiatives de l’industrie ne fonctionnent pas, mais que celle-ci s’oppose de façon systématique à toute réglementation visant à faciliter les choix sains.
Difficile de dire plus clairement ce que bien des organisations dénoncent depuis de nombreuses années. Nous voilà mieux outillés pour faire pression sur nos décideurs !