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Femme de cœur et visionnaire, l’Ontarienne Mary Gordon a conçu, en 1996, le programme scolaire international Roots of Empathy/Racines de l’empathie afin d’aider les enfants de 5 à 13 ans à s’épanouir. En 25 ans, plus d’un million d’enfants de 14 pays ont participé au programme, dont une poignée d’écoles au Québec. En misant sur le développement des compétences sociales et affectives des enfants, Mary Gordon souhaite faire naître et grandir l’empathie chez les jeunes. C’est, selon elle, la clé pour briser le cycle de la violence et favoriser la paix dans le monde… « un enfant à la fois ». Consultante auprès de l’Organisation mondiale de la Santé, de l’UNICEF et de plusieurs gouvernements, elle a reçu l’Ordre du Canada, l’Ordre de l’Ontario et la Médaille du jubilé de diamant de la reine Elizabeth II. Son programme est cité dans plusieurs publications scientifiques et a fait l’objet de nombreux reportages.
Pouvez-vous décrire en quelques mots le programme roots of empathy/racines de l’empathie ?
Roots of Empathy/Racines de l’empathie est un programme fondé sur les résultats de recherches scientifiques. Il a pour objectif de favoriser le bienêtre psychologique des enfants en développant leur empathie. Nous travaillons avec des élèves directement dans leur salle de classe. La façon dont on le fait est unique. Nous invitons un parent de la communauté et son bébé à rencontrer un groupe d’élèves à neuf reprises au cours d’une année scolaire. Les ateliers se font sous la supervision d’un instructeur bénévole qui visite les enfants 27 fois. La présence du bébé est au cœur du programme. Les enfants cherchent à comprendre ce magicien vulnérable et adorable qui gigote sur la couverture verte. Tous tombent en amour avec le bébé!
Le programme est conçu pour aider les enfants à se mettre à la place des autres, à développer une littératie émotionnelle, c’est-à-dire à identifier les émotions, à les reconnaître chez le bébé d’abord, mais aussi chez eux et chez leurs camarades de classe. Au fil des rencontres, ils développent la capacité d’exprimer à l’un et à l’autre ce qu’ils ressentent. L’instructeur guide les enfants en les questionnant : « selon toi, que ressent le bébé aujourd’hui? », « penses-tu qu’il aime ce jouet? », « a-t-il chaud, froid, faim? »
Vous affirmez que l’empathie ne s’enseigne pas, qu’elle est construite plutôt qu’instruite. Que voulez-vous dire ?
Effectivement, l’empathie n’est pas une notion qui s’enseigne et qui peut être apprise de façon traditionnelle selon les normes scolaires actuelles. Vous ne pouvez développer l’empathie comme vous développez les habiletés mathématiques ou les habiletés de lecture. Je dis toujours « It’s not taught, it’s caught ». L’empathie est comprise au contact du bébé et de son parent : les jeunes sont témoins de l’expérience d’attachement entre la mère ou le père et son enfant.
Avec l’aide de Richard E. Tremblay, professeur émérite de l’Université de Montréal, nous avons développé un programme empreint de calme et de douceur, qui ne met aucune pression sur les enfants. Nous avons une approche personnalisée qui favorise l’introspection. Les résultats sont très positifs. Quand on augmente le niveau d’empathie, on voit les agressions et l’intimidation diminuer de façon significative, tandis que se développent la gentillesse et l’attention envers les autres.
Comment avez-vous eu l’idée de roots of empathy/racines de l’empathie et comment le projet s’est-il mis en place ?
Avant de démarrer Roots of Empathy/Racines de l’empathie, j’ai travaillé auprès des familles dans des quartiers défavorisés où il y avait beaucoup de pauvreté, de violence conjugale et de maltraitance d’enfants. Je travaillais avec les tout-petits pour faire en sorte qu’ils soient préparés à leur entrée à l’école. En côtoyant ces familles dans leur intimité, j’ai saisi que l’absence d’empathie était le point commun à toutes les souffrances dont j’étais témoin.
Je croyais à tort que l’empathie était innée, mais j’ai vu qu’elle florissait dans les premières années de vie, selon la qualité du lien avec son parent. Chaque enfant naît avec le potentiel de devenir empathique. Mais comment faire pour développer cette empathie? C’est d’abord en soutenant les parents qui ont besoin d’aide. Personne ne se lève un matin en souhaitant être un mauvais parent. Mais si cette opportunité n’est pas saisie, l’école publique est l’endroit idéal pour rejoindre tous les enfants.
J’ai eu le déclic, à un moment décisif, lorsque je travaillais avec une mère adolescente qui vivait de la violence conjugale. Elle venait de donner naissance à une deuxième fille, sa plus grande avait 17 mois. Un jour, je suis allée la visiter et son conjoint l’avait blessée. « Il n’a pas voulu me frapper, il pleurait », me disait-elle en s’excusant. Sur la route vers la maison, je pensais au destin qui attendait ces petites filles… le même que celui de leur mère et de leur grand-mère. Entre ma colère et mes larmes, l’idée de Roots of Empathy/Racines de l’empathie est née. Ce n’est pas arrivé dans un merveilleux moment, ce n’est pas arrivé avec l’intention de changer le monde, c’est arrivé dans un épisode de rage. Et ça a pris une dimension immense, insoupçonnée.
Vous dites que le développement de l’empathie chez les enfants permet de lutter contre la violence et de favoriser l’inclusion. Selon vous, quel est l’impact sur la santé mentale des jeunes ?
Depuis le jour 1, j’ai cette motivation sous-jacente de favoriser la santé mentale et le bien-être des enfants. Réduire la violence permet d’améliorer la santé mentale et le bien-être. Nous travaillons beaucoup avec les psychologues, les psychiatres et les gens de la santé publique à travers le monde, mais nous n’avons pas une approche clinique. Notre mission est de favoriser la construction de l’identité et l’estime de soi des enfants par le biais de la littératie émotionnelle. C’est la première étape : tu ne peux pas avoir une bonne santé mentale sans savoir comment identifier et gérer tes émotions.
Actuellement, au Canada, les enfants n’ont jamais été aussi déstabilisés en raison de la pandémie. Toute leur routine, toutes les choses qui aident à gérer les émotions, qui contribuent à une bonne santé mentale et au bien-être, leur ont été retirées. Grâce à Roots of empathy/ Racines de l’empathie, les enfants comprennent leurs émotions et sont capables d’en parler à quelqu’un. Pendant la pandémie, on a conçu des capsules vidéo, traduites en 18 langues, pour aider les enseignants, les parents, les enfants. Notre point de mire est maintenant d’améliorer la santé mentale des jeunes en contexte postpandémique.
Selon vous, on devrait s’attarder aux méthodes d’enseignement pour miser davantage sur la motivation intrinsèque plutôt que sur la compétition.
Oui, il faut revoir la façon d’enseigner. Actuellement, tout est lié à la motivation extrinsèque. Il y a beaucoup de compétition. Un groupe doit lire plus de livres que la classe d’à côté pour avoir un privilège, tu dois être « top » de la classe… Et si on demandait simplement à l’enfant de faire de son mieux et de se comparer à luimême? Notre programme ne met aucune pression externe. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses aux questions de l’instructeur. On prend toujours le temps de remercier les enfants pour leurs questions, on ne demande jamais qui a levé sa main en premier, on ne récompense pas celui qui parle d’emblée. Comme par magie, tous les enfants participent. Certains enfants, qui éprouvent des difficultés d’apprentissage ou un trouble de langage par exemple, osent s’exprimer. La nervosité disparaît parce que ce n’est pas une compétition. Les enfants savent qu’ils ne seront pas évalués sur la vitesse de réaction ni sur le contenu de leurs propos.
On punit les enfants turbulents à l’école. Et si on leur donnait des opportunités de bouger au lieu de les traiter comme des voyous? En côtoyant un petit bébé, les enfants apprennent à ne pas juger, à ne pas critiquer le bébé même s’il est fâché ou agité. L’enfant prend les mêmes lunettes de non-jugement pour voir les camarades de classe. « Tu as parfois des problèmes de comportement? Tu es actif comme moi. » Ça aide les enfants à comprendre, à créer des liens, à développer une solidarité. « Je n’aime pas bouger, mais je ne suis pas paresseux. J’ai le droit de préférer les casse-têtes. »
Dans plusieurs écoles américaines, on souhaite couper les récréations pour offrir plus d’instruction. Comment arriveront-ils à contrôler leurs émotions? On investit peu dans le bien-être psychologique des enfants. Si tu es dans un trou, arrête de creuser! Mais l’éducation continue de creuser.
Le lien avec l’enseignant est déterminant dans l’apprentissage, dites-vous ?
Le bien-être des enfants dépend de leur capacité à se comprendre eux-mêmes, à se faire des amis et, assurément, à tisser un lien avec l’enseignant. Roots of Empathy/Racines de l’Empathie offre cette opportunité de renforcer ce lien. Les enseignants ont la chance de voir leurs élèves dans un moment d’apprentissage libre (free learning) et ils sont souvent étonnés de voir que les enfants, ceux qui leur donnent du fil à retordre, font les observations les plus tendres sur le bébé. Je ne peux pas dire combien de fois les enseignants ont changé leur perception à l’égard des enfants qu’ils considéraient comme turbulents. Les enfants se comportent comme ils se sentent. S’ils se sentent terribles, ils se conduiront de façon terrible. Les enfants doivent avoir l’opportunité de créer des liens solides, de se sentir en confiance, avant d’apprendre.
Les enseignants sont préoccupés, mais limités dans leurs options. Les données montrent que la détresse a augmenté chez les jeunes, c’est vrai. Mais nous devons aussi être préoccupés par ce que vivent les enseignants qui sont majoritairement stressés. On sait que le stress est contagieux. Les enfants ont donc à gérer leur stress, mais ils emmagasinent aussi celui de leur enseignant. Dans ces conditions, ils ne peuvent pas correctement apprendre.
En 2005, vous avez mis sur pied le programme seeds of empathy/racines de l’empathie destiné aux enfants des garderies. Mais qu’en est-il des plus grands ?
On peut développer l’empathie à tout âge, il n’est jamais trop tard. Au secondaire, l’organisation scolaire ne sied pas à notre programme puisque les élèves changent de groupes et d’enseignants. On me demande constamment d’aller dans les écoles secondaires parce que les problèmes y évoluent plus radicalement. Mais nous sommes un programme de prévention universel, de santé publique. Nous n’avons pas comme mission de résoudre des problèmes. J’aime dire que je travaille avec les adolescents de demain. Les résultats de recherches longitudinales sur notre programme prouvent que ça porte fruit.
Vous avez déjà déclaré que la société souffre actuellement d’un manque d’empathie. Le pensez-vous toujours ?
Selon une chercheure américaine, le déficit d’empathie a augmenté de 40 % depuis les années 1970. Nous assistons à un déclin qui ne ralentit pas. L’exposition aux écrans y contribue parce qu’elle réduit les contacts entre personnes. On développe l’empathie au contact des autres, pas à travers les écrans. Pour apprendre à jouer au soccer, tu dois frapper un ballon. Ça dépend de ce que nous choisissons comme valeurs. Nos politiques fournissent un bon départ. On aide à développer l’empathie en offrant aux parents du temps avec leur bébé durant la première année de vie, une opportunité de favoriser l’attachement.
Quels sont vos plans futurs pour roots of empathy/racines de l’empathie ?
Notre objectif est d’améliorer la santé mentale des jeunes en contexte postpandémique. On travaille avec nos partenaires qui sont déjà engagés à aller plus en profondeur. Par exemple, au Royaume-Uni, nous avons été choisis parmi six projets d’intervention au sein d’un programme de recherche sur dix ans pour contrer la violence par arme blanche chez les ados les plus vieux. C’est un fléau là-bas. Si par notre programme, des enfants se sentent inclus, qu’ils comprennent leurs propres émotions, qu’ils ont l’habileté de se faire des amis, de créer des liens significatifs, ce sera un facteur de protection pour ne pas joindre un gang, pour rester à l’école, pour ne pas être en colère contre le monde. On peut prévenir la violence en développant l’empathie en amont, j’en suis convaincue.
Malgré vos constats, avez-vous confiance en la jeunesse ?
Je pense que les enfants sont la réponse à tout. Ils sont 100 % de l’avenir. Nous avons la chance, avec la naissance de chaque bébé, de recréer le meilleur de nous-mêmes, la gentillesse, l’empathie, l’altruisme. Si on retourne tous dans nos cœurs d’enfant, et si on croit tous que les enfants méritent un monde qui les écoute, un monde qui en prend soin, j’ai 100 % espoir en l’enfance et en ceux qui s’en occupent.
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Pour poursuivre votre lecture sur le sujet, consultez notre dossier spécial « La santé mentale des jeunes : l’affaire de tous », appuyé par les statistiques les plus récentes ainsi que des entrevues avec plusieurs experts. Notre équipe de rédaction y décortique le concept de « santé mentale positive », qui fait l'objet d'un intérêt croissant depuis quelques années. Une attention particulière est également portée à deux problématiques des plus actuelles : l'utilisation des écrans et l'écoanxiété.
Ce dossier spécial invite également les lecteurs à faire connaissance avec deux autres personnes qui, chacune à leur manière, ont créé des programmes exceptionnels et innovants pour encourager le bon développement et le bien-être des jeunes :
- Jean-Philippe LeBlanc, fondateur de l'organisme Face au vent et du programme H(être)
- Martin Dusseault, fondateur et coordonnateur du programme Bien dans mes baskets
Une grande série d'initiatives inspirantes, au Québec ou ailleurs, y sont également présentées pour encourager le passage à l'action, dans les différents milieux de vie.
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