L’Institut économique de Montréal (IEDM) vient de publier un bref papier qui laisse entendre que le sucre n’est pas la cause de l’« épidémie » d’obésité, ni au Québec ni ailleurs dans le monde, et que sa taxation est vouée à l’échec. Voici une nécessaire mise au point.
L’argumentaire de l’économiste à l’origine de cet article se résume un peu de la manière suivante : la consommation de sucre tend à diminuer depuis deux décennies, dans le monde, alors que les taux d’obésité, eux, ont continué de croître. Donc, l’épidémie d’obésité n’est pas causée par le sucre.
Raisonnement simpliste
Pour le docteur Martin Juneau, de l’Institut de Cardiologie de Montréal, il n’y a pas de doute que le sucre cause de gros problèmes de santé, même si on ne peut pas dire qu'il s'agit de LA cause de l’obésité. « Ce serait simpliste comme affirmation, ajoute-t-il. Mais c’est encore plus simpliste de prétendre que le sucre n’a rien à voir avec l’obésité. Certes, c’est l’un des nombreux facteurs qui, parmi d’autres, contribuent à l’obésité. Or, c’est probablement le facteur qui, pris isolément, est le pire. »
De son côté, Mélanie Henderson, pédiatre endocrinologue au CHU Sainte-Justine, déplore justement que cette publication de l’IEDM minimise les dangers associés à la surconsommation de sucre. « Le message que l’on doit retenir, insiste-t-elle, est que nous consommons tous trop de sucre, enfants, adolescents et adultes. Et les plus grands surconsommateurs sont d’abord les enfants et surtout les adolescents. De plus, la principale source de sucre ajouté provient des boissons sucrées. Et il existe des liens avérés entre les boissons sucrées et les impacts délétères sur la santé cardiométabolique. Ce sont là des constats indéniables. »
« Le problème, avec ce communiqué, fait remarquer Martin Juneau, c’est que, outre les inexactitudes qu’il véhicule, il tient le même discours que celui de l’industrie, laquelle prêche qu’il faut manger équilibré, faire de l’exercice et éduquer les gens. Mais en même temps qu’il ne faut surtout pas cibler un ingrédient en particulier, ne pas le mettre en cause, ni même envisager de le taxer. Quand je lis un tel papier, j’ai franchement l’impression de tenir en main un communiqué de l’industrie. Car c’est exactement leur mantra. »
Des sucres ajoutés en trop
« Cela dit, reconnaît Martin Juneau, cet économiste n’a pas tort de dire que nous mangeons trop. Nous ne consommons pas vraiment plus de sucre qu’avant et nous ne bougeons pas tellement moins qu’avant, mais, par contre, nous avons un accès facile, de manière quasi permanente, à des calories denses; riches en sucres, en sel et en gras. L’obésité est véritablement un problème d’alimentation. »
« Ce qui ne va pas avec les boissons sucrées, précise Mélanie Henderson, c’est qu’elles n’ont aucune valeur nutritive, qu’elles sont inutiles. Or, les études le montrent, les Canadiens, en grande majorité, dépassent les normes en matière de quantités de sucres ajoutés dans leur alimentation, aussi bien les enfants que les adultes. Donc, nous consommons tous trop de sucres dans notre alimentation. Maintenant, ajoutez à ça des boissons à forte concentration de sucre, sans aucune valeur nutritive... ça ne fait pas de sens ! Nous, ce que l’on souhaite, c’est que les enfants s’hydratent avec de l’eau, ou à la rigueur avec du lait ou des boissons de soya qui, elles, sont nutritives. »
En octobre 2015, le Scientific Advisory Committee on Nutrition (SACN), de la Santé publique britannique, publiait un rapport qui s’est penché sur nombreux facteurs contribuant à la trop grande consommation de sucre au sein de la population. Parmi ceux-ci, on peut citer l’omniprésente accessibilité des boissons et aliments à forte teneur en sucres.
Selon les recommandations du comité, l’apport calorique en sucre ne devrait représenter que 5 % de notre alimentation quotidienne. Or, dans la réalité, il s’élève à plus de 15 %. Pour mieux comprendre ce que représente ce 5 % d’apport calorique, le SACN a établi un petit tableau comparatif en fonction de l’âge.
- De 4 à 6 ans - maximum 19 g par jour - soit 5 cubes de sucre ou 4 à 5 cuillers à thé
- De 7 à 10 ans - maximum 24 g par jour - soit 6 cubes de sucre ou 5 à 6 cuillers à thé
- Plus de 11 ans - maximum 30 g par jour - soit 7 cubes de sucre ou 6 à 7 cuillers à thé
Or, une boisson sucrée contient, à elle seule, plus de 30 g de sucre. Et selon Cœur et AVC, en 2015, un jeune consommait en moyenne, au Canada, 578 ml de boissons sucrées par jour, ce qui représente jusqu’à 64 grammes (16 cuillers à thé) de sucre !
« On voit maintenant des enfants atteints de stéatose hépatique non alcoolique, c’est-à-dire une infiltration graisseuse du foie, déplore Martin Juneau. Une maladie qui ne touchait pas les enfants auparavant. Et la cause première de la stéatose hépatique, c’est le sucre, les boissons sucrées. »
« L’obésité chez l’enfant est non seulement associé à la stéatose hépatique, mais aussi à des problèmes de cholestérol, à l’hypertension, au prédiabète et au diabète de type II, renchérit Mélanie Henderson. J’en traite, dans ma pratique, des enfants aux prises avec le diabète de type II, et les conséquences sont majeures, tant pour la qualité de vie des jeunes que pour le système de santé. D’ailleurs, cet impact-là, on ne le mesure pas encore vraiment, car ça ne fait que commencer. Et c’est pour cela que je trouve cet article déplorable, parce qu’il banalise une situation qui mérite pourtant toute notre attention. »
Efficace ou pas ?
Dans son communiqué, l’IEDM fait allusion à « certains groupes » qui réclament cette taxe sur le sucre, apparemment vouée à l’échec. Parmi ces « certains groupes », on compte, entre autres, la Santé publique britannique, de même que Cœur et AVC, déjà cités, mais, aussi, l’Organisation mondiale de la santé, l’American Medical Association, le World Cancer Research Fund International, la prestigieuse revue médicale The Lancet et, chez nous, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).
Au Mexique, un des premiers pays à imposer les boissons sucrées pour des raisons de santé publique, avec la fameuse taxe « 1 peso », des études confirment déjà une diminution significative de la consommation. Quant au Royaume-Uni, fait inusité, le gouvernement britannique se réjouissait, en mars 2018, que sa taxe sur les boissons sucrées allait rapporter 2 fois moins que prévu, tout simplement parce que les compagnies ont radicalement reformulé leurs boissons, coupant parfois de moitié les quantités de sucres ajoutés. « Il n’est pas vrai de dire que la taxe n’a pas d’effet, insiste Martin Juneau. Sans doute qu’il est encore trop tôt pour dire si ça entraîne une diminution de l’obésité, mais en ce qui concerne la réduction de la consommation, ça, c’est démontré. »
« Par ailleurs, souligne Martin Juneau, personne n’a jamais dit que la taxe sur le sucre était LA solution pour lutter contre l’épidémie d’obésité. Comme tout problème complexe, il faut mettre de l’avant toute une série de mesures, en matière de zonage par exemple, pour empêcher les restaurants de malbouffe de s’installer près des écoles, et encourager le transport actif, subventionner les fruits et légumes, etc. La taxe ne va bien sûr pas, à elle seule, régler le problème. Car il faut aussi créer des environnements où il est plus facile de bien manger et plus difficile de mal manger. »
« L’obésité est effectivement d’origine multifactorielle, relance Mélanie Henderson. Mais on ne peut pas dire que l’obésité n’est pas causée par la consommation de sucre. Et puisque les causes sont multifactorielles, cela exige donc des interventions sur plusieurs plans afin de remédier à toutes les décisions prises dans le passé, à tous les changements qui ont modifié notre société. L’INSPQ a d’ailleurs élaboré une ligne de temps retraçant les changements de société qui, en un demi-siècle, ont fait que le Québec est devenu moins propice à la pratique d’activité physique et à la saine alimentation. Tous ces jalons permettent d’identifier les différents facteurs sur lesquels il serait souhaitable d’intervenir pour renverser la vapeur. »
Acceptable ou pas ?
Ceux qui s’opposent à la taxe sur les boissons sucrées invoquent toujours le vertueux argument voulant qu’elle soit inique, parce que régressive. Et donc, qu’elle frappe plus durement les moins nantis. C’est oublier qu’une telle taxe n’est pas là pour remplir les goussets de l’État, mais bien pour rééquilibrer les forces en présence. Un rapport de l’INSPQ, publié l’an dernier, s’est penché sur les enjeux éthiques que soulève l’imposition d’une taxe sur les boissons sucrées. L’organisme conclut qu’elle est tout à fait acceptable si elle est redistribuée dans le cadre de programmes qui, par exemple, favorisent un meilleur accès aux aliments sains pour les moins nantis. Autrement dit, taxer les produits malsains pour mieux subventionner les aliments sains.
C’est exactement ce que font les différents paliers gouvernementaux qui taxent le sucre ou les boissons sucrées dans une perspective de santé publique. Ils ne la considèrent pas comme une simple mesure fiscale, mais comme l’un des leviers d’une stratégie plus globale de santé publique. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, la Ville de Seattle réinvestit les sommes générées par sa taxe dans des programmes de saine alimentation, en éducation à la petite enfance, et en bourses d’études universitaires.
« Au chapitre de l’acceptabilité sociale, rappelle Martin Juneau, si les revenus générés par la taxe sont investis dans des programmes de prévention, d’éducation et de subventions de produits frais pour les familles à faible revenu, alors les trois quarts de la population sont en faveur de son imposition. En d’autres mots, il faut que la taxe serve à l’amélioration de l’alimentation des gens, pas juste à réduire la consommation du produit. »
Et Mélanie Henderson de conclure : « Moi, je ne peux pas statuer sur les impacts économiques d’une taxe sur les boissons sucrées, car je ne suis pas une économiste. Par contre, comme endocrinologue, je peux statuer sur l’impact des boissons sucrées sur la santé de mes patients. Et pour moi, c’est clair. C’est sans contredit. Elles sont délétères ».