Selon l’International Panel of Experts on Sustainable Food Systems (IPES-Food), la pandémie de COVID-19 fait ressortir les failles du système alimentaire mondial actuel, tout en ouvrant la voie à sa transformation profonde. Extraits choisis d’une analyse qui fournit une mine d’informations et d’arguments à l’appui d’une (r)évolution urgente de la façon dont nos aliments sont produits, vendus et distribués.
J’ai lu avec attention le long communiqué produit par les éminents membres de l’IPES-Food* et ceux-ci n’y vont pas avec le dos de la cuillère pour souligner l’urgence d’agir !
Ces experts insistent notamment sur le fait que de puissants acteurs de l’industrie agroalimentaire ont profité des crises précédentes pour consolider leur mainmise sur ce secteur névralgique, et lucratif, et résistent à tout changement susceptible de réduire leurs profits.
Toutefois, l’IPES-Food fait également valoir que la pandémie de COVID-19 donne un aperçu des avantages des systèmes alimentaires plus résilients, au moment même où les communautés se mobilisent pour combler les lacunes des pratiques actuelles, et où les autorités publiques mettent en place des mesures extraordinaires pour garantir la production et la distribution des aliments.
Que nous révèle la COVID-19 sur nos systèmes alimentaires ?
La perte d’habitat provoquée par l’agriculture industrielle crée les conditions qui favorisent l’émergence et la dissémination des virus.
La transmission de maladies entre les animaux et les humains (zoonose) résulte des liens complexes entre les humains et les écosystèmes naturels. Ce sont des facteurs socioéconomiques et des conditions structurantes qui déterminent si une contagion devient une épidémie et si une épidémie devient une pandémie. Or :
- L’élevage intensif amplifie les risques d’apparition et de propagation des maladies, car il repose sur le confinement des animaux dans des espaces restreints, une diversité génétique réduite et une croissance qui entraîne une fragmentation des habitats.
- L’augmentation des interactions entre les humains et la faune sauvage amplifie les risques, qui sont eux-mêmes exacerbés par la destruction des habitats, l’urbanisation galopante, et la mainmise sur les terres et les ressources.
Une série de perturbations mettent la résilience de l’approvisionnement alimentaire à l’épreuve, révélant ses vulnérabilités sous-jacentes.
- Les circuits longs d’approvisionnement, qui dépendent d’innombrables et complexes interactions, sont particulièrement touchés par les restrictions de voyage qui risquent fort d’empêcher l’arrivée des millions de travailleurs migrants qui traversent chaque année les frontières pour travailler dans les exploitations agricoles.
- L’interruption du transport des ruches commerciales risque de provoquer une pénurie d’abeilles, qui sont essentielles à plusieurs productions agricoles, particulièrement aux États-Unis et en Chine.
Des centaines de millions de personnes vivent en permanence au bord de la faim, de la malnutrition, de l’extrême pauvreté et sont donc particulièrement vulnérables aux effets d’une récession mondiale.
- En Amérique latine et dans les Caraïbes, plus de 10 millions d’enfants dépendent de programmes alimentaires scolaires comme source principale de nourriture, ce qui les rend particulièrement vulnérables à la fermeture des écoles.
- La pandémie de COVID-19 affecte également la qualité de l’alimentation dans les pays aisés, car la panique et les interruptions de la chaîne de distribution ont incité les gens à acheter plus d’aliments ultratransformés de longue conservation. Cette situation pourrait causer un cercle vicieux, car le diabète et les autres maladies non transmissibles liées à l’alimentation constituent des facteurs de risque de mortalité par COVID-19. En mars dernier, une vérification menée au Royaume-Uni a révélé que 76,5 % des patients gravement malades de la COVID-19 présentaient un problème de surpoids.
- Ceux qui produisent notre nourriture sont eux-mêmes les parents pauvres de nos sociétés, et ce, particulièrement dans les pays du Sud.
Comment les acteurs du système alimentaire réagissent-ils à la crise ?
Bien que la situation soit exceptionnelle, les avertissements au sujet de la vulnérabilité du système alimentaire n’ont pas manqué.
- Ce système a été déstabilisé à répétition depuis des années, qu’il s’agisse des crises mondiales du prix du pétrole (1973 et 1979), de la hausse du prix des denrées en 2007-2008, ou encore des épidémies de SRAS (2002-2004) et d’Ebola (2014). Et, en 2019, l’épidémie de peste porcine africaine a été telle en Chine, que le plus grand producteur mondial a perdu ou abattu 37 % de son cheptel porcin !
Des gouvernements et la société civile se sont mobilisés pour mieux garantir l’approvisionnement alimentaire de la population.
- En Inde, l’État du Kerala assure la distribution gratuite des aliments par l’intermédiaire de cuisines communautaires gérées par des femmes.
- Le Portugal a accordé une citoyenneté temporaire aux travailleurs migrants.
- La Colombie-Britannique a désigné les jardins communautaires et les marchés fermiers comme des services essentiels.
- À travers le monde, de nombreuses villes ont augmenté la distribution gratuite de repas, développé des services alimentaires mobiles et favorisé l’agriculture urbaine et périurbaine.
Des entreprises privées se mobilisent temporairement.
- Unilever paye à l’avance ses fournisseurs les plus vulnérables et leur fournit du crédit.
- Le fabricant de barres énergétiques Clif Bar & Company accorde des augmentations et des congés payés supplémentaires à ses employés durant la crise et a fourni 4 millions de barres aux banques alimentaires, aux hôpitaux locaux et aux premiers répondants.
Les circuits courts sont très recherchés
- Dans plusieurs pays, dont la France, la Pologne, les États-Unis et la Chine, la demande pour les circuits courts a augmenté, qu’il s’agisse d’agriculture soutenue par la communauté, de kiosques à la ferme ou d’autres initiatives de vente directe.
L’industrie agroalimentaire utilise la crise pour essayer de bloquer les mesures prises pour rendre le système alimentaire plus sain et plus durable.
- Des rumeurs circulent au sujet de l’industrie alimentaire canadienne qui demanderait, par exemple, un moratoire sur l’application des nouvelles règles d’étiquetage visant particulièrement les produits alimentaires malsains.
- Les lobbies alimentaires européens émettent des mises en garde au sujet du système alimentaire plus écologique envisagé par la Commission européenne, qui ne pourrait ni absorber les chocs ni produire assez de nourriture.
- La numérisation et l’automatisation de toute la chaîne d’approvisionnement sont présentées comme des solutions à la pénurie de main-d’œuvre occasionnée par la pandémie, malgré l’effet potentiel de ces changements sur l’emploi et les risques associés à une concentration accrue du secteur agroalimentaire.
La voie à suivre pour un système alimentaire plus résilient, plus sain, plus durable et plus juste
Pour les experts de l’IPES-Food, il est primordial que les failles de nos systèmes alimentaires ne soient pas oubliées lorsque la crise se résorbera, car le rythme des épidémies et des pandémies de zoonoses s’accélère. Les autorités gouvernementales devront contribuer à bâtir la résilience de l’approvisionnement alimentaire à tous les niveaux.
1. Agir immédiatement pour protéger les plus vulnérables.
- S’assurer que les banques alimentaires et les traiteurs communautaires sont en mesure de faire des livraisons, ou accorder des allocations supplémentaires pour compenser les pertes de revenus et maintenir la sécurité alimentaire des ménages.
- Mettre en place toutes les mesures nécessaires pour éliminer les obstacles majeurs à l’approvisionnement alimentaire résultant des consignes de confinement, tout en assurant la sécurité des travailleurs et des consommateurs.
2. Bâtir des systèmes alimentaires agroécologiques résilients.
Passer d’un système industriel à un système agroécologique diversifié est plus urgent que jamais.
- L’agroécologie réconcilie les enjeux économiques, environnementaux et sociaux auxquels nous faisons face. Cette approche repose sur les synergies naturelles entre les animaux et les plantes, plutôt que sur des produits chimiques de synthèse, pour régénérer et fertiliser les sols et pour lutter contre les insectes nuisibles.
- Les subventions agricoles et les investissements en recherche doivent être redirigés vers l’agroécologie.
Rééquilibrer le pouvoir économique en faveur du bien commun en établissant un nouveau pacte entre l’État et la société.
La réponse à la crise doit être transposée dans une nouvelle gouvernance publique. L’approche réglementaire doit faire partie des moyens utilisés par les États.
- Il est impératif que les entreprises du secteur alimentaire internalisent les coûts socioéconomiques et environnementaux qu’elles engendrent.
- Des milliards de dollars sont actuellement dépensés pour renflouer et relancer l’économie : ils doivent aussi être utilisés pour transformer le système économique.
- Les fusions et les acquisitions dans le secteur alimentaire doivent être surveillées de près, car les plus gros joueurs, profitant des taux d’intérêt très bas, se positionnent pour prendre le contrôle des petites et moyennes entreprises ou simplement profiter de leur mort.
4. Réformer la gouvernance internationale des systèmes alimentaires.
La crise actuelle constitue une opportunité de compléter les réformes de gouvernance globale amorcées à la suite de la crise du prix des aliments de 2007-2008 et d’accélérer la transformation du système alimentaire.
- Le Comité pour la sécurité alimentaire mondiale (CSA) des Nations Unies doit poursuivre son travail de coordination mondiale, à l’abri des manœuvres orchestrées par quelques gouvernements, par le secteur privé et par certaines fondations ayant des intérêts directs dans le maintien de systèmes alimentaires industriels.
- La crise est une opportunité parfaite pour repenser les priorités du Sommet des systèmes alimentaires qui se tiendra en juillet 2021 sous l’égide des Nations Unies. Les discussions préparatoires et les propositions qui seront soumises lors de cet événement doivent être ouvertes à une large participation afin de prévenir les ententes secrètes conclues au sein de groupes fermés.
Les derniers mots du communiqué de l’IPES-Food se révèlent particulièrement évocateurs : « Plus que jamais, la fragmentation et la saisie de la gouvernance [par des intérêts privés] doivent être évitées. »
Bref, même si de nombreux gouvernements soulignent actuellement l’importance de construire une véritable souveraineté alimentaire, l’après COVID-19 sera un formidable test. Les États résisteront-ils à la tentation du business as usual ou les mesures prises pour juguler la crise seront-elles un moment décisif d’une transition vers un système alimentaire plus résilient ?
Source : COVID-19 and the crisis in food systems: Symptoms, causes, and potential solutions. Communiqué by IPES-Food, April 2020
* L’International Panel of Experts on Sustainable Food Systems (IPES-Food) a pour mission de promouvoir les systèmes alimentaires partout dans le monde. Depuis 2015, l’IPES-Food a contribué au débat sur une réforme globale de ces systèmes en produisant des rapports scientifiques et des recommandations stratégiques. L’IPES-Food est actuellement financé par la Fondation Daniel et Nina Carasso, la Open Societies Foundation, la Fondation Charles Leopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, et la Schmidt Family Foundation (11th Hour Project).
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