Ressource
Flambée de l’itinérance. Pénurie majeure de logements abordables. Montée en flèche de la consommation d’opioïdes. Montréal, comme plusieurs villes au Québec, voit son tissu social s’étioler devant cette crise inédite. Chaque mois, plus de 14 personnes meurent d’une surdose de drogues dans les rues de la métropole. Dans ce contexte alarmant, l’agriculture urbaine peut-elle agir comme un levier de transformation sociale ?
« Il n’y a pas de recette miracle pour résorber cette crise, mais on peut assurément agir à notre mesure », indique Pascal Melançon, directeur général de Sentier Urbain. L’organisme, qui célèbre son 30e anniversaire cette année, mise sur l’horticulture et l’agriculture urbaine pour favoriser la cohabitation entre les personnes marginalisées et les résidents et commerçants des arrondissements Ville-Marie et Hochelaga-Maisonneuve.
Depuis ses débuts, Sentier Urbain a pour mission de mobiliser la communauté pour un verdissement social. « On tente d’impliquer tous les résidents d’un quartier pour verdir leur milieu. On inclut dans cette mobilisation les personnes qui vivent des problèmes de précarité, d’itinérance et de toxicomanie. On est convaincus des bienfaits de la nature sur la communauté. »
Espaces verts : des lieux d’apaisement
Les interventions de Sentier Urbain s’inscrivent dans une optique de transformation du milieu, par exemple, l’instauration de potagers publics à la Place Émilie-Gamelin et derrière la Grande Bibliothèque, ainsi que la végétalisation des terrains situés sous le pont Jacques-Cartier. Des personnes itinérantes et toxicomanes fréquentent ces lieux, y consomment ou y dorment.
« Certains individus en situation d’itinérance sentent qu’ils ne sont jamais à la bonne place. La création d’espaces verts et de jardins est une façon pour eux de se réapproprier l’espace, affirme Florence Mercier, intervenante psychosociale chez Sentier Urbain. C’est important et rassurant pour eux d’avoir des lieux où ils se sentent en sécurité, de savoir qu’ils ne seront pas chassés et que des gens vont peut-être passer pour s’assurer qu’ils vont bien. »
Pascal Melançon évoque les concepts de biophilie et d’hortithérapie. « Un itinérant, qui a l’habitude de mendier dans le brouhaha du centre-ville, nous a confié se promener dans les parcs pour trouver le calme. Quand il sent que l’agressivité monte, la verdure l’aide à poursuivre sa journée, apaisé. L’effet antistress est important. »
Jardiner vers la stabilité
Les espaces verts sont traversés ou squattés par les uns, façonnés et travaillés par les autres. Le programme Apprentis horticulteurs, destiné aux jeunes marginalisés de 18-35 ans, table sur la réinsertion sociale. On y offre une formation et des plateaux de travail selon des horaires souples. Pendant plusieurs semaines, les participants (qui sont payés) mettent les mains à la terre. Ils apprennent les rouages du métier d’horticulteur accompagnés d’un intervenant·e et d’un·e horticulteur·trice social·e. « On leur donne des tâches concrètes qui leur permettent de se sentir compétents et de prendre du recul face à leur situation. Et, comme les récoltes sont redistribuées à des banques alimentaires, ils redonnent à la communauté. Ça favorise leur estime personnelle. »
Les profils sont variés : passé judiciarisé, problématique de santé mentale, décrochage scolaire, toxicomanie. « On a le souci d’inclure des personnes aux parcours différents pour créer un lieu d’échanges et briser les tabous. » Le programme permet de remobiliser les participants autour d’un projet, de stabiliser leur situation, de favoriser de saines habitudes de vie et d’être une référence pour un futur travail. Certains décident même de poursuivre des études en horticulture.
Cohabitation et lien de confiance
En collaboration avec des organismes sociaux tels que Dans la rue, Mission Old Brewery et La Maison du père, le programme Potagers enracinés de Sentier Urbain aménage des espaces potagers pour verdir le milieu de vie des populations en marge. « Les résidents des maisons d’hébergement sont invités à créer des potagers et à les entretenir. Ça leur permet de briser l’isolement, de connaître leurs voisins, de créer un sentiment d’appartenance », dit Kristine Downing, chargée de projet. L’agriculture urbaine est ici un élément rassembleur.
Le jardinage crée des occasions propices aux discussions, aux confidences et renforce le lien de confiance avec les intervenants. « On peut les orienter vers des ressources qui peuvent répondre à leurs besoins, précise Mme Downing. Nos services amènent des moments de bonheur, de repos et d’intervention. » Mais ça ne règle pas tout.
Médiation et réduction des méfaits
Malgré tous les efforts, la cohabitation n’est pas toujours évidente. Les jardins et potagers publics sont parfois vandalisés et, dans certaines situations, il arrive que les horticulteurs craignent pour leur sécurité. « Nous avons un jardin à la Place Émilie-Gamelin où les gens vont dormir ou consommer. On trouve parfois des plantes arrachées, des déchets », dit Kristine Downing.
Selon Pascal Melançon, il n’est pas aidant d’appeler la police à tous vents. En prévention, les travailleurs de rue et intervenants font des tournées sur les sites pour assurer une certaine harmonie. « On ne veut chasser personne, on mise sur la tolérance et la patience, dit-il. Sous le pont Jacques-Cartier, on a installé de l’équipement pour recueillir les déchets de consommation de drogues. On accepte que les gens campent sur nos sites à condition qu’ils ne fassent pas de grabuge. Quand ils ont eux-mêmes créé un potager, ils deviennent des ambassadeurs et des gardiens. » La police est appelée en dernier recours, en situation de crise ou si la sécurité des gens est menacée.
Le Carrefour solidaire Centre communautaire d’alimentation, dans le quartier Centre-Sud, fonctionne de façon similaire. Ses jardins publics sont parfois malmenés par des personnes itinérantes et intoxiquées. « Depuis deux ou trois ans, on a vu une montée de la crise, notamment avec la fermeture du campement sur la rue Notre-Dame. On a reçu cette vague et on a eu beaucoup de grabuge. Le parvis du métro Frontenac était particulièrement problématique, dit Sylvie Chamberland, codirectrice générale. On est conscients des besoins accrus de cette population. On est en mode solution, dans une approche de médiation et de cohabitation. »
L’organisme a récemment développé des partenariats avec l’Anonyme et Spectre de rue. « Leurs intervenants circulent la nuit pour s’assurer que tout se déroule bien. On reçoit des formations, on apprend comment ramasser des seringues sans se blesser, comment interagir avec des personnes intoxiquées. On outille nos gens sur le terrain pour qu’ils puissent répondre adéquatement à diverses situations. Ça se passe mieux. »
Lieux de rencontres improbables
Le verdissement des espaces et l’aménagement jardins collectifs partagés peuvent être bénéfiques en contexte de crise, selon Mme Chamberland. « Tout le monde est bienvenu. On rejoint des travailleurs, des étudiants, des nouveaux arrivants, des personnes qui vivent de l’isolement social. C’est une façon de créer un sentiment d’appartenance chez les résidents du quartier et de favoriser un sentiment de sécurité. L’agriculture urbaine permet aussi d’avoir accès à des aliments sains et abordables pour les gens en précarité. »
La Promenade des saveurs, au cœur du quartier Sainte-Marie, est la plus grande rue piétonne comestible du Canada. Plus de 500 kilogrammes de légumes et fruits sont distribués à la communauté, dont 75 % sont récoltés par des passants. « C’est un espace public ouvert à tous. Peu importe qui tu es, tu as ta place. On sait que les personnes en situation d’itinérance y circulent. Consomment-elles des légumes ? On ne sait pas. Mais la promenade est là pour elles aussi. »
La crise actuelle est multifactorielle, rappelle Sylvie Marchand. « Oui, il y a des problèmes de consommation de drogues, mais aussi un manque criant de logements abordables et de ressources en santé mentale. De notre côté, on tente de trouver une petite brèche où on peut aider. Que peut-on faire pour que tous trouvent leur place ? »
Pascal Melançon conclut sur un souhait. « Plus il y aura d’espaces verts, plus on aura des opportunités de mobiliser des gens de tous horizons et de créer des rencontres improbables entre citoyens et itinérants. On favorisera ainsi la cohabitation sur de beaux espaces où il fait bon vivre. »
Ce sujet vous intéresse ?
Consultez les articles suivants :
- Agriculture urbaine : une ferme maraîchère dans le Vieux-Port de Québec
- Persévérance scolaire: prévenir le décrochage des jeunes en alliant technologie et alimentation locale
- Agriculture urbaine: des projets qui changent le monde
- Agriculture urbaine: les grandes ambitions de la Fermette du Bâtiment 7