Ressource
Au Cégep de Victoriaville, le projet Ausiris permet à de jeunes adultes autistes de vivre une expérience d’insertion socioprofessionnelle en milieu agricole. Grâce à une approche sur mesure et à des partenaires engagés, ces jeunes développent des compétences concrètes, prennent confiance en eux et s’initient au marché du travail.
Quand Martin Bernard, enseignant en technique d’éducation spécialisée au Cégep de Victoriaville, est venu rencontrer ses collègues du Centre d’innovation sociale en agriculture (CISA), il était loin de se douter que l’idée qu’il avait en tête allait faire autant de chemin. Ce père d’une adolescente autiste était à l’époque sensible à ce que les parents d’enfants autistes appellent « le décompte », soit le passage des ans qui les rapproche inéluctablement du moment où, à l’âge de 21 ans, il n’y aura plus de programmes spécialisés pour soutenir l’évolution de leur jeune.
C’est en cherchant comment créer un programme pour ces jeunes adultes que Martin Bernard a pensé à l’agriculture, une des principales industries régionales. Et s’il était possible d’allier les deux ?
Cultiver les talents, briser les barrières
Le CISA a accepté avec enthousiasme de relever le défi, raconte Catherine Théberge, chercheuse et chargée du projet Ausiris depuis sa création en 2021. « L’idée initiale était de voir si l’agroalimentaire permettrait l’intégration à moyen et long terme de jeunes adultes autistes. On s’est lancés de façon très naïve dans ce projet, mais je suis convaincue que c’est la meilleure posture. On ne se met pas de barrières. » Un financement sur trois ans a été obtenu du Fonds pour l’innovation sociale destiné aux collèges et aux communautés. Le nom du projet est un clin d’œil à Osiris, dieu de la fertilité et de l’agriculture dans l’Égypte ancienne, mais avec les lettres AU en référence à l’autisme.
Initialement, une première phase d’expérimentation de 10 semaines, pour 10 jeunes, était prévue. Or, le plan de match a évolué en cours de route : les huit participant·es ont plutôt eu droit à un stage de plus de 50 semaines ! De plus, alors que le projet était pensé au départ pour des jeunes de niveau 1 sur le spectre de l’autisme, ils étaient plutôt entre les niveaux 1 et 2. « Il a donc fallu adapter le cadre. Ça a amené plein de défis, mais aussi des résultats. Et il y a eu un bel impact pour les participants », raconte Catherine Théberge. Précisons que ces jeunes devaient présenter un intérêt sincère pour l’agriculture, et non pas être poussés à participer au programme seulement pour s’occuper.
Martin Bernard s’est beaucoup impliqué, ainsi que sa collègue Geneviève Blais, à titre d’enseignante-chercheuse. Une éducatrice spécialisée a également été embauchée et de nombreux stagiaires se sont joints à l’aventure au fil des ans. Ensemble, ils ont conçu une panoplie d’outils adaptés pour former les jeunes.
En parallèle, l’Institut national d’agriculture biologique, où est offert le programme Gestion et technologie d'entreprise agricole du Cégep, s’est arrimé au projet, donnant accès aux divers lieux d'apprentissage agricoles de l'école. Les jeunes ont donc pu y expérimenter les environnements de travail, les serres, les champs. Deux entreprises ont aussi accepté de participer : la Coopérative alimentaire La Manne et le supermarché IGA de Warwick, un village voisin. Le milieu n’a pas été en reste : le Centre de services scolaire des Bois-Francs, le CIUSSS de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec et le Service externe de main-d’œuvre, un organisme d’intégration en emploi pour les personnes en situation de handicap, ont aussi été des partenaires.
Des stages sur mesure pour les jeunes autistes
Sur la route de l’intégration socioprofessionnelle, l’autisme apporte des défis particuliers. « Les autistes ont du mal à entrer en relation, à communiquer il faut s’assurer que le milieu est prêt à les accueillir, et fournir les bons outils aux responsables », explique Catherine Théberge. On veut éviter, par exemple, des erreurs de perception. « Notre grande force, c’est de visiter les milieux, d’identifier les tâches. De part et d’autre, les gens doivent être formés! » Il est ainsi possible de cibler en amont les tâches qui pourraient être accomplies par les participant·es, de fournir les bons outils et équipements, et de repérer les personnes-ressources disponibles. Les futurs collègues sont aussi sensibilisés.
Chaque intégration est soigneusement balisée en fonction des particularités individuelles. « Nous prenons la personne où elle est rendue et nous l’orientons pour qu’elle développe ses compétences, souligne Catherine Théberge. C’est vraiment du sur-mesure. »
Le milieu agricole peut sembler rébarbatif pour les autistes. Certains n’aiment pas avoir les mains sales, supportent mal la chaleur ou le froid, se fatiguent plus facilement. En revanche, ce milieu fournit une fierté de nourrir les gens, et le défi de se dépenser. « Tu vois le travail accompli, raconte Catherine Théberge, c’est très concret. »
Miser sur les tâches répétitives et le séquençage
Un avantage de l’agroalimentaire : les tâches y sont répétitives. Une fois que la tâche est apprise, elle est intégrée. « C’est sécurisant pour les jeunes, relate Catherine Théberge. Ils peuvent ensuite la faire par eux-mêmes. » Un des ingrédients de la recette du succès d’Ausiris : le séquençage. Les tâches sont découpées en étapes claires, distinctes et constantes. À force de répétition, et en laissant le temps faire son œuvre, les apprentissages sont peu à peu consolidés. L’intégration du jeune dans le milieu est, elle aussi, séquencée en étapes progressives.
Les responsables du projet craignaient que l’imprévisibilité du quotidien agricole, soumis aux aléas de la météo, soit source d’anxiété pour les jeunes. Ils ont constaté que le fait d’avoir bien intégré les séquences de tâches permettait une certaine souplesse quant au moment de leur exécution.
Le résultat de cette première phase a été au-delà des attentes, rapporte Catherine Théberge. « Les participants sont encore loin du marché du travail, mais ils ont progressé, ils ont intégré des compétences transférables. Ces jeunes, qui ont des enjeux de communication importants, ont créé des liens avec des gens, dans un environnement de travail. Ils se sont trouvé un univers. »
Certains d’entre eux ont considérablement gagné en autonomie. Par exemple, le jeune qui présentait le plus de comportements stéréotypés liés à l’autisme était capable, après un an, de partir seul au champ avec son walkie-talkie. Les intervenants eux-mêmes ont été surpris de cette progression. « On s’est rendu compte qu’ils avaient appris tellement de choses. Ils voulaient rester dans leur stage, mais aussi ils se sentaient compétents, ils maîtrisaient des tâches et ils étaient valorisés », affirme Catherine Théberge.
Les efforts de l’équipe ont été récompensés : le projet Ausiris a remporté, en 2024, le prix Innovation sociale, décerné par l’Association pour le développement de la recherche et de l’innovation du Québec.
Vers un véritable programme d’intégration socioprofessionnelle pour les jeunes autistes
En principe, la première phase du projet Ausiris se terminait en 2024. Constatant le chemin qu’avaient parcouru les jeunes, les responsables ont eu envie de les garder près d’eux. Ces vétérans ont accepté de poursuivre le défi, quitte à sortir de nouveau, dans le futur, de leur zone de confort.
Forts des apprentissages de cette première phase, les responsables du projet aimeraient développer, à l’échelle de leur MRC, un programme d’intégration socioprofessionnelle en agriculture agroalimentaire. Celui-ci comporterait trois volets. D’abord, la préemployabilité, afin d'explorer le domaine agroalimentaire, et de développer ses intérêts, son autonomie et ses aptitudes de base – ce qui a été exploré dans la première phase d’Ausiris. Le second volet de développement de l'employabilité viserait à développer les compétences socioprofessionnelles nécessaires pour intégrer le marché de l'emploi et à développer des compétences semi-spécialisées, liées à l’agroalimentaire. Enfin, on travaillerait sur l’intégration et le maintien en emploi. L’équipe espère démarrer le tout à l’automne 2025, avec 12 participant·es. Ceux-ci seront possiblement autistes, mais le projet sera aussi élargi aux jeunes présentant une déficience intellectuelle ou des troubles langagiers.
Cette approche, qui permet le maillage entre des adultes à besoin particuliers et le milieu agricole, pourrait-elle devenir la solution à la pénurie de main-d’œuvre qui afflige ce secteur? Catherine Théberge y croit, mais avec quelques bémols. « L’agriculture, c’est exigeant. Nous aimerions trouver un emploi dans la région à nos participants, mais il faudrait des milieux prêts à les accueillir, à s’adapter à eux. » Elle est convaincue que tous y gagneraient. « Ces jeunes sont fiables, ils adhèrent à l’entreprise, ils sont fidèles. Ils ont leur place dans la société. »