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Tim Gill est mondialement reconnu pour son expertise en matière de villes pensées pour les enfants. Dans son livre récemment paru « Urban Playground: How Child-Friendly Planning and Design Can Save Cities », ce consultant et chercheur britannique explique pourquoi ce type d’urbanisme est un passage obligé pour l’avenir des villes et de la planète. Entrevue avec un homme qui qualifie les autos de « gros morceaux de métal », affirme que les enfants ont naturellement soif d’équité sociale dans l’espace urbain et soutient que les parcs clôturés et manucurés dans lesquels ils jouent sont des prisons…
Les nombreuses photos et illustrations du livre Urban Playground montrent qu’une vision claire et une planification soignée, mais aussi une réelle volonté politique, sont le nerf de la guerre. Le portrait des cités proactives nous entraîne de Barcelone à Anvers, d’Edmonton à Tirana (Albanie) en passant par Boulder (Colorado) et Fortaleza (Brésil). Mais cet ouvrage n’est pas qu’une série de belles histoires vraies, c’est une bible ! Tim Gill y expose en détail 9 principes et 18 pistes d’action que nous présenterons dans un article à venir.
Vous dites que les enfants sont « parqués » dans les terrains de jeu clôturés. C’est confrontant !
Nous avons une perception stéréotypée et étroite des espaces de jeu. Nous pensons que les enfants ne peuvent jouer ailleurs que dans des parcs clôturés, parce qu’ailleurs, c’est dangereux. En 1978, l’auteur de Child in the City, Colin Ward a écrit : « L’échec de l’aménagement urbain se mesure au nombre de terrains de jeu dans une ville ». Ce que ça signifie, c’est que ces endroits existent parce qu’on a sorti les enfants de leur espace de jeu naturel : la rue ! Pour faire de la place aux autos.
« Les terrains de jeux clôturés font partie du problème, pas de la solution. »
Les villes ont laissé ces gros morceaux de métal circuler partout et ont créé des « réserves ». Des réserves propres, colorées, ne nécessitant qu’un entretien minimal, bref, des espaces stériles. Les enfants n’ont pas connu autre chose dans leur quartier. L’aménagement urbain a réduit leur liberté.
En Allemagne, le quartier Vauban à Fribourg est le meilleur exemple, à ce jour, d’un aménagement urbain qui favorise le jeu libre. Il n’y a pas de parc dans ce quartier. Mais il y a des endroits un peu partout où les enfants peuvent occuper l’espace et jouer. Quelques arbres, une pente, un endroit rocailleux sont éparpillés dans le quartier, ainsi que des balançoires, des glissoires. Les enfants peuvent jouer à presque tous les coins de rue !
Vauban est un quartier récent, aménagé dès le départ selon les règles de l’art. Avez-vous un exemple plus « réaliste » ?
Je suis partisan des approches intégrées sur le long terme, mais il faut bien partir de quelque part, en effet. En février 2020, j’étais à Tel-Aviv, où l’automobile est reine. Bien que cette ville n’ait pas réglé le problème de la circulation, elle a mis en place plusieurs changements en peu de temps dans ses parcs et terrains de jeu.
Par exemple, pendant longtemps, le service des parcs n’a rien voulu savoir du sable, qu’il considérait comme trop compliqué et coûteux à entretenir. Les choses ont changé : il y a maintenant des carrés de sable dans les parcs, car la ville s’est rendu compte qu’ils ne sont pas si difficiles à entretenir. Ce changement de cap, ainsi que la décision de financer de façon soutenue l’animation de ces espaces publics, a eu un grand succès auprès des citoyens !
Est-ce que ces changements ont aussi profité aux quartiers défavorisés de la ville ?
Vous touchez là un point fondamental. Les autorités municipales de Tel-Aviv sont conscientes qu’il y a beaucoup à faire dans les quartiers plus pauvres. C’est un grand défi pour les villes, car tout le monde veut plus de végétation, plus d’endroits où les enfants peuvent jouer de façon sécuritaire. Mais qui se présente aux réunions du conseil municipal ou fait jouer ses contacts politiques pour faire avancer un projet dans son quartier ?
Pour favoriser l’équité et l’inclusion sociales dans les projets municipaux, il est très important d’en faire une priorité dès le départ. Pour cela, il est essentiel d’établir des liens de confiance avec les communautés défavorisées. Il faut leur donner la parole, les consulter de façon authentique et efficace pour connaître leurs besoins réels.
Donner la parole aux enfants fait-il partie du processus ?
Tout à fait ! Donner une voix aux enfants permet non seulement de bien cerner leurs besoins, mais aussi de faire mieux en matière d’équité sociale : ils n’aiment pas l’injustice ! La parole des jeunes est directe, honnête, car elle n’est pas influencée par un programme politique. Si quelque chose cloche ou leur paraît injuste, ils vont le dire. Ils nous tendent un miroir, ils nous invitent à faire mieux.
Comment donne-t-on la parole aux enfants ?
Pour que cette une démarche soit authentique et efficace, elle doit faire ressortir leurs perceptions de l’environnement urbain et les problèmes auxquels ils sont confrontés. Mais la consultation des enfants ne donne pas toujours des résultats intéressants, car elle peut aussi être mal menée. Il y a toutefois quelques bons exemples, notamment celui d’Anvers, en Belgique. Dans cette ville, la participation des enfants est favorisée par le recours à des techniques de sondage en ligne adaptées aux jeunes. Ainsi, des animateurs expérimentés vont dans les écoles avec des tablettes pour solliciter l’avis des écoliers. La consultation vise principalement les enfants de 6 à 14 ans.
Ghent, aussi située en Belgique, est une autre ville qui, dès l’ébauche d’un projet, commence par s’interroger sur l’impact qu’il aura sur les jeunes. À Oslo, en Norvège, l’application « Traffik Agent », lancée en 2015, a permis aux jeunes écoliers de jouer aux « espions » en signalant les problèmes rencontrés lors de leurs déplacements. Trois fonctionnaires de ville ont travaillé à temps plein sur cette initiative et le projet a été financé jusqu’en 2019 à raison de 460 000 £ (800 000 $ CA). La volonté politique était claire !
Cette volonté politique manque en effet souvent en matière d’aménagements favorables aux déplacements actifs
C’est juste. Dès qu’on touche à la sacro-sainte auto, on s’expose à une levée de boucliers. Mais en appuyant les changements sur le bien-être et la sécurité des enfants, il est moins difficile d’aller de l’avant. C’est un argument moral et politique plutôt solide.
Mais c’est aussi un argument économique, parce qu’une ville favorable aux enfants attire les jeunes familles et les entreprises. À long terme, une ville sans enfants finira par mourir. C’est le pari qu’a fait le maire de Tirana où l’enfant est devenu un symbole de la renaissance de la ville, grâce à une vision à long terme. Ce qui représente tout un défi, puisque les cycles politiques municipaux sont de 4 à 6 ans selon les pays.
Anne Hidalgo, la mairesse de Paris a cependant été réélue sur une telle vision. Je garde un œil attentif sur les réalisations et projets innovants en cours. La transformation des cours d’école en îlots de fraicheur, le concept de « ville 15 minutes » et l’expansion des pistes cyclables font partie d’un programme ambitieux et complet. C’est la façon la plus efficace de réussir à aménager une ville où les enfants peuvent vraiment s’épanouir.
Anne Hidalgo a également bénéficié du soutien des élus écologistes dans ses projets axés sur la mobilité active. Or, l’enjeu des changements climatiques, qui est désormais pris au sérieux, est intimement lié au bien-être des enfants vivant en milieu urbain.
Les villes ont-elles les moyens de se lancer dans des dépenses supplémentaires en ces temps de restrictions budgétaires ?
Il ne s’agit pas de dépenser plus, mais de dépenser différemment. Les investissements routiers sont parmi les plus importants postes budgétaires d’une ville. Il s’agit de prendre un pourcentage de ces budgets colossaux pour investir dans des changements, qui, comme je viens de le dire, sont essentiels à la survie des villes à long terme.
Rotterdam est une des villes qui a complètement changé de cap. On s’imagine que toutes les villes néerlandaises sont favorables au vélo. Ce n’était pas le cas de Rotterdam, dont le centre-ville avait été détruit durant la 2e Guerre mondiale, puis reconstruit sur le modèle du tout à l’auto, ce qui lui a valu en 2006, le titre de pire ville des Pays-Bas pour élever des enfants.
Depuis, la municipalité s’est engagée dans un programme global pour améliorer son environnement bâti au profit des enfants et des familles. Au point qu’actuellement, elle dépense plus en infrastructures cyclables qu’en infrastructures routières !
L’autre point important, c’est que les municipalités reprennent un certain contrôle de l’aménagement urbain, plutôt que de le laisser dans les mains des développeurs. On ne peut pas laisser les forces du marché faire la loi dans ce domaine névralgique. Il faut les maîtriser et donc réglementer pour pouvoir, au besoin, les tenir en échec.
Dans votre livre, vous mentionnez Edmonton. Qu’est-ce qui distingue cette ville ?
Edmonton est perçue comme un leader dans le mouvement des villes d’hiver. La Victoria Park IceWay inaugurée en 2015, en est un bon exemple. Les trois boucles de cette patinoire de 3 km sont éclairées de façon féérique.
La ville a également construit un premier parc en 30 ans au centre-ville. Le parc Alex-Decoteau, aménagé sur un terrain vacant délabré, inclut de la pelouse, une rareté dans ce centre-ville, des jeux d’eau, de nombreux bancs, ainsi qu’un jardin communautaire composé de grands bacs surélevés.
Un autre parc sera aménagé sur quatre stationnements acquis par la ville. Comme l’a bien dit Jackson Nguyen, propriétaire d’un restaurant dans ce secteur, à une journaliste : « Je préfère avoir trop de choses à faire au centre-ville et pas assez de stationnement, plutôt que trop de stationnement et rien à faire. »
Pour le moment, les réalisations d’Edmonton ne s’inscrivent pas dans un vaste plan, mais sont plutôt des projets pilotes. La ville envisage toutefois de les étendre à d’autres quartiers. C’est un très bon début.
Vous êtes donc optimiste ?
Oui ! C’est pour ça que j’ai écrit ce livre, pour montrer aux maires qu’il est possible, mais aussi nécessaire, de concevoir les villes à hauteur d’enfant. Je suis optimiste, parce qu’une nouvelle génération de maires est aux commandes des villes. Ils ont des enfants ou des adolescents à la maison. Ils sont soucieux de leur sécurité, de leur santé et conscients de leurs besoins.
Ce sujet vous intéresse ?
Poursuivez votre lecture avec notre autre entrevue avec Tim Gill, réalisée en 2018: Le bien-être des enfants, la clé de la qualité de vie dans des villes durables: entrevue avec Tim Gill
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