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Au menu de l’expé au Shack en février : dormir neuf nuits dehors même pas sous une tente, faire du ski de fond, se baigner dans un ruisseau glacé, faire la cuisine, la vaisselle, poser des collets, partir et revenir en train et… pas de réseau cellulaire !
Chaque année, à l’école Sophie-Barat de Montréal, des jeunes de secondaire 4 et 5 se bousculent au portillon pour participer au « Shack à Réal et à Éric ». Organisé par le club de plein air l’Escapade, ce séjour hivernal parascolaire se déroule dans la ZEC Kiskissink à 100 km au nord de La Tuque, en Haute-Mauricie. Une activité parascolaire d'hiver qui n'est pas comme les autres.
Éric et Réal : la passion de faire découvrir le plein air
Le succès de ce club de plein air repose assurément sur l’engagement et la passion de deux enseignants d’éducation physique et à la santé : Éric Laforest, qui oeuvre depuis 24 ans à l’école Sophie-Barat et son mentor, Réal Savard, à la retraite depuis 2003. Nous avons rencontré Éric Laforest lors du congrès de la FÉÉPEQ en novembre dernier, puis à l’école, au début de janvier, dans son local d’éducation physique regorgeant de matériel de plein air impeccablement rangé.
En ces deux occasions, plusieurs adolescents ont témoigné de leur « incroyable aventure » vécue au Shack, et de leur désir profond d’y retourner. Leur complicité, leur maturité et leur sincérité sont tellement palpables, qu’on se demande ce qu’on attend pour partir avec eux et elles. Elles, parce que la parité est toujours au rendez-vous avec Éric Laforest. « Je vise la parité, mais en fait, en 20 ans, je suis très content de dire que plus de filles que de gars sont venues au Shack », déclare-t-il avec fierté.
« Les filles qui embarquent dans l’expérience du Shack sont particulièrement courageuses, parce que physiologiquement, une femme résiste moins bien au froid qu’un homme. » Éric Laforest
Celui qui se définit comme « un des profs d’éducation physique les plus chanceux au Québec » ne compte pas son temps. « Quand je vois ces jeunes qui veulent revenir au Shack pour aider les recrues, je suis comblé, confie Éric Laforest. Ça vaut la peine de s’investir autant quand on peut influencer des adolescents de façon aussi positive et aussi profonde. Et il y a aussi d’anciens élèves qui nous accompagnent chaque année, pour cette activité parascolaire d'hiver. »
Les étapes pour avoir une place dans le train vers Jonquière
Pour faire partie des 26 élèves qui participent à l’expé Shack, il faut se lever de bonne heure ! Façon de parler, mais quand même : arriver en classe à l’heure, avoir de bonnes notes et un bon comportement font partie des conditions à remplir.
« L’année passée, j’avais des difficultés en sciences, explique Marie-Pier Buteau. Mon prof m’a fixé l’objectif d’une note de 80 % pour que je puisse aller au Shack. Ça m’a tellement motivée que j’ai eu 89 % à l’examen ! »
« Le Shack est un levier extraordinaire. Il crée une pression positive pour une expédition durant laquelle les élèves font une foule d’apprentissages sur la nature bien sûr, mais aussi sur le plan social, moteur et culinaire. » Éric Laforest
Au début du processus, chaque élève doit écrire une lettre de motivation, obtenir l’accord de ses parents pour partir 10 jours à cette activité parascolaire d'hiver, ainsi que l’autorisation des professeurs pour manquer 4 jours d’école. « Le Shack est un encouragement particulièrement efficace en janvier au retour des vacances, parce que nous partons un mois plus tard, mais seulement si nos profs revalident leur autorisation », explique Léo Barret.
Une sortie préparatoire obligatoire
L’autre condition pour partir est de participer à la sortie préparatoire qui a lieu à l’automne. Cette année, les jeunes ont fait de la randonnée pédestre durant quatre jours en Estrie (la Montagne de Marbre, les monts Saddle et Gosford). « Cette sortie, qui comprend deux couchers en refuge non chauffé ou à l’extérieur, permet de vérifier si les élèves peuvent affronter le froid et l’effort, souligne le professeur. Certains décident d’eux-mêmes qu’ils ne sont pas prêts. »
Une remarquable vidéo de Gwanaëlle Patenaude-Provencher
La sélection finale
L’enseignant confie ne pas très bien dormir lorsque vient le temps de décider, parmi les 38 élèves ayant présenté leur candidature, quels seront les 24 qui prendront le train vers Jonquière.
« Je relis et j’analyse les lettres de motivation, je fais même un sociogramme pour appuyer mon choix, explique-t-il. Il n’y a pas que la réussite scolaire et la forme physique à prendre en compte. La capacité à vivre en groupe durant 10 jours, 24 heures sur 24 est essentielle. Je dois choisir en fonction des individus, mais aussi du groupe. »
Éric Laforest retient la candidature de deux autres participants, prêts à partir au cas où un des élèves inscrits aurait un empêchement majeur comme une blessure. « Laurence a subi une opération au genou il y a quelques semaines, indique Éric Laforest. Son médecin lui a dit que participer à l’expédition n’est pas une bonne idée. »
La sécurité : savoir gérer les risques
L’absence de réseau cellulaire sur le territoire de la ZEC n’est pas synonyme d’insouciance, loin de là ! « J’ai un téléphone satellite, je suis formé comme premier répondant en région éloignée, la sécurité est ma priorité, précise Éric Laforest. Mais il ne faut pas être paralysé par la peur d’un accident, il faut savoir gérer les risques. »
Éric Laforest est donc toujours très vigilant, tout comme les adultes expérimentés qui accompagnent le groupe. En 2003, il a pris une année sabbatique pour aller suivre la formation de Guide en tourisme d’aventure du Cégep Saint-Laurent.
Joanie Beaumont, qui accompagne elle aussi les groupes, a, quant à elle suivi le programme court de deuxième cycle en intervention en contexte de plein air de l’UQAM. « C’est la spécialiste des plans d’urgence », souligne Éric Laforest, qui ajoute que les pompiers de La Tuque sont maintenant avisés de la présence d’un groupe dans la ZEC.
En cas de grand froid, c’est la formule ami-ami qui est en vigueur. On sort à deux, et on s’assure que son partenaire porte les protections obligatoires (cagoule, tuque, mitaines). Il faut aussi rester actif, porter son capuchon quand on est sur le lac et surveiller ses joues et ses orteils !
« Durant 10 jours, les adolescents apprennent à se soucier les uns des autres, une expérience de vie essentielle selon moi. » Éric Laforest
Côté assurances, les élèves sont couverts par celles de la Commission scolaire de Montréal et des propriétaires du Shack, Éric Laforest et Réal Savard.
Qui paye pour tout ça ?
Une collecte de fonds est organisée au début de l’année scolaire, à l’occasion d’un coucher sous la tente sur le terrain de l’école. « Cette année, 360 jeunes, 45 adultes et 25 anciens ont participé à cette activité qui coûte 20 $, t-shirt et déjeuner inclus, ce qui rapporte environ 10 $, explique Éric Laforest.
Les élèves payent chacun 435 $. Ce montant comprend les éléments suivants :
- 125 $ pour le billet de train
- 20 $ par jour pour la nourriture
- Le remplacement d’Éric Laforest à l’école
- 5 $ par nuit pour le séjour au Shack, ce qui couvre une partie des taxes foncières et scolaires et de l’entretien.
- Les minutes de communication par téléphone satellite
Collecte de canettes consignées, petits boulots rémunérés, cadeaux en argent des parents ou grands-parents, chacun se débrouille pour récolter ce montant à sa façon. « Et si un élève n’a pas les moyens, je trouve une solution », indique l’enseignant.
Et ça mange quoi des ados en plein air l’hiver ?
L’appétit déjà énorme des adolescents est aiguisé par la vie en plein air. « Les repas et les collations sont très protéinés, car ils en ont besoin pour bien résister au froid », précise Éric Laforest.
Chacun des élèves apporte un dessert pour 4 personnes. Le reste de la nourriture prend plusieurs formes. Environ 25 % des repas sont cuisinés d’avance, dont certains par les jeunes de l’option nutrition-alimentation, un programme entièrement monté par Éric Laforest. « Lorsqu’ils préparent un chili pour 34 personnes, ces élèves apprennent à se mettre au service des autres », dit l’enseignant.
« Tous les repas nécessitent une préparation ici, poursuit le professeur. Par exemple, après les cours, on assemble dans des sachets tous les ingrédients nécessaires pour faire de la bannique. Et tout est méticuleusement étiqueté, puis placé dans des bacs identifiés, déjeuner, dîner, souper. »
Sur place, les adolescents relèvent les collets et apprennent comment écorcher et faire cuire un lièvre. Il y a aussi la fameuse tourtière du Lac-Saint-Jean qui cuit toute la journée et, cette année, un méchoui de sanglier, gracieuseté de Réal, ainsi que de la viande hachée d’orignal offerte par un résident du coin qui servira à cuisiner des hambourgeois sur le feu.
Bref, les élèves ont l’occasion d’apprivoiser des aliments inhabituels pour combler leur appétit et de développer leurs compétences culinaires. « Ils apprennent aussi l’importance d’une alimentation saine et adaptée à leurs activités », se réjouit Éric Laforest.
Les déjeuners et les soupers sont généralement mangés dans le Shack, et les dîners à l’extérieur, soit sur place, soit en cours de déplacement. « L’année passée, nous avons pris deux petits-déjeuners dehors, c’était vraiment chouette », dit Marin Papageorgiou.
Une journée typique de cette activité parascolaire d'hiver
Si le plaisir fait partie intégrante de l’expérience du Shack, tous les jeunes mettent chaque jour la main à la pâte. « Il y a une rotation des tâches chaque jour, entre les six familles nommées Inuit, Naskapis, Algonquins, Innus, Attikameks et Cris. Chaque famille a un chef ou capitaine qui prend ses instructions auprès d’Éric », indique Rose D’Aoust.
Chaque groupe est responsable du poêle à bois, des repas, de la vaisselle, de l’eau potable, du feu extérieur ou de recueillir l’eau dans le ruisseau. On croirait rêver quand on entend Laurence Beauchemin dire : « La vaisselle on ne vit pas ça comme une tâche, on en profite pour parler, pour chanter. »
Les activités quotidiennes incluent :
- Ski de fond
- Raquette
- Glissade
- Vérification des collets à lièvres
- Tournoi de ballon-balai
- Courte baignade dans le ruisseau
- Sortie digestive sur le lac après le souper
- Retour en groupe sur la journée et préparation de la journée du lendemain
- Veillée : musique et chansons, jeux, contes et légendes
« Certains adolescents souffrant d’anxiété ou de troubles du sommeil me disent à quel point dormir comme des souches au Shack leur fait du bien. » Éric Laforest
Le train
Le voyage en train, qui dure six heures, fait partie intégrante de l’expédition, particulièrement au retour. « C’est leur premier contact avec une chaleur "normale" après 10 jours et c’est surtout l’occasion de faire une transition avant de retourner en ville, dans leur famille, à l’école », souligne Éric Laforest.
« Revenir, c’est devoir se réhabituer au niveau sonore de la ville, mais aussi des simples conversations. Nous avons tous l’impression que tout le monde parle très fort. » Rose D’Aoust.
« Au retour, une chance qu’on se revoit à l’école, parce que même si on essaye d’en parler à notre famille et à nos amis, personne d’autre ne comprend vraiment la profondeur de notre vécu. Mais voir la flamme dans le regard d’un autre participant, au détour d’un corridor de l’école, ça, ça fait vraiment du bien », dit Paule Martel. « Et le party "après Shack" aussi ! » renchérit Marie-Pier Buteau.
Revenir en ville
« Au retour, on prend conscience de nos privilèges : il suffit d’ouvrir le robinet pour avoir de l’eau, d’ouvrir le réfrigérateur pour avoir à manger. Au Shack, on prend l’eau au ruisseau et il faut la faire bouillir avant de la consommer. Tout est plus long, on vit à un rythme très différent », indique Léo Barret.
« Au retour, ça a pris trois douches avant que mes cheveux ne sentent plus le feu de bois. » Marin Papageorgiou
« Revenir n’est pas facile, parfois très émotif, mais ça fait partie de l’expérience », souligne Éric Laforest. Et même si le retour se fait le dimanche soir, les élèves doivent se présenter le lundi matin à l’école.
« Ce qui nous motive, c’est qu’on sait que la semaine d’après, il y a une sortie de ski de fond avec Éric. En fait, les activités du Club de plein air nous aident à passer une meilleure année scolaire » ajoute Léo Barret.
« J’en apprends plus sur les autres élèves en 10 jours qu’en 5 années de secondaire. » Xavier
20 ans et près de 300 aventuriers
Voilà maintenant 20 ans que Réal Savard et Éric Laforest accompagnent des jeunes au Shack pour cette activité parascolaire d'hiver. Jusqu’à présent, 248 ont profité de l’aventure, dont 146 filles. Parmi les 43 accompagnateurs, on compte 25 anciens élèves, un point qui fait vraiment chaud au cœur d’Éric Laforest.
Et d’année en année, l’expédition a évolué vers le mieux sur plusieurs points. Comme le dit un proverbe inuit prisé par l’enseignant, « Même en avançant à petits pas, on ne recule pas. » Au fil des années, l’équipement du Shack s’est enrichi de toutes sortes de façons. L’année passée, un cabanon a été ajouté et cette année, Réal Savard a fabriqué un gros barbecue sur lequel le sanglier va être rôti.
Partager ses connaissances et son expérience
Éric Laforestet Réal Savard sont des passeurs. Éric Laforest a notamment participé à la rédaction, avec Patrick Daigle, du Référentiel en gestion des risques en contexte de plein air, un document produit par la FÉÉPEQ*.
Il a également contribué au document Enseigner le plein air c’est dans ma nature, produit par le Conseil québécois du loisir, et il a participé à l’élaboration du programme de Plein air et développement moteur de l’Université de Montréal destiné aux éducatrices en service de garde. « C’est tellement important d’amener les enfants dehors dès leur plus jeune âge », insiste-t-il.
« Au Shack, je fais l’école d’une autre manière pendant 10 jours, en plein air. » Éric Laforest
De plus, Éric Laforest a été consulté par les quatre enseignants qui ont mis en place une initiative plein air à l’école primaire Laurentides, à Saint-Laurent. « Nous sommes allés les aider pour le coucher sous la tente, explique-t-il. Je crois beaucoup aux plus vieux qui soutiennent les plus jeunes. Les élèves de cette école sont venus ici faire du Rabaska, sur la rivière. C’était mes jeunes qui guidaient les bateaux, c’est extraordinaire », dit-il avec de la fierté dans les yeux.
Pendant cette entrevue à l’école Sophie-Barat, les adolescents aventuriers étaient suspendus aux lèvres de leur enseignant. Pas surprenant : Éric Laforest les inspire, les motive et les consulte, tout en restant un chef de meute exigeant et respecté.
* FÉÉPEQ : Fédération des éducateurs et éducatrices physiques du Québec